• La nuit est censée porter conseil la plupart du temps mais Salomé ne trouvait pas le sommeil. Le souvenir des adieux avec Hakim à l’aéroport des années auparavant revenait en boucle dans ses rêves. Sa nuit fut courte et agitée car elle ne trouva pas le sommeil. Son esprit ressassa encore et encore la soirée éprouvante qu’elle venait de vivre qui avait inopinément tourné au cauchemar.
    Non pas qu’elle avait terminé ivre morte mais apprendre que Hakim et Anon_330 n’étaient qu’une seule et même personne l’avait bouleversée. Elle n’aurait jamais pensé que leurs retrouvailles se passeraient ainsi : elle qui avait toujours rêvé qu’ils se retrouveraient un jour pour se déclarer leurs sentiments tombait de haut.
    Elle ne savait pas quoi penser du comportement d’Hakim. Pourquoi ne lui avait il pas révélé son identité dès leur première rencontre à l’hôpital ? Avait il seulement confiance en elle ? Etre obligée de se poser de telles questions à son propos lui brisait le cœur elle qui l’aimait secrètement, elle qui croyait en lui depuis toujours. 
    Elle se souviendrait pour le restant de ses jours de l’instant fatidique où tous les masques étaient tombés. Le revoir en chair et en os ne lui avait procuré ni joie ni soulagement comme si elle s’attendait depuis toujours à ce que les choses se passent ainsi. Tout serait différent s’ils avaient gardé contact au cours des six années qui venaient de s’écouler. Salomé enfouit son visage dans le creux de son oreiller pour s’empêcher de pleurer. Hakim ne l’aurait pas laissée rentrer seule en bus chez elle. Il aurait été à ses côtés pour la défendre face à la colère de ses parents.

    Le soleil était déjà haut lorsque Salomé se réveilla. Entortillée dans ses couvertures elle avait dormi toute habillée les yeux dégoulinants de mascara. En se douchant elle repensa à ce qui lui était arrivé la veille au soir : la soirée de rêve qu’elle s’imaginait avait tourné au cauchemar. Morose elle se demanda en se préparant un bol de céréales quoi faire de sa journée maintenant qu’elle était privée de sortie jusqu’à nouvel ordre. Ses parents s’étaient absentés et ne reviendraient que le soir mais ils avaient fait en sorte qu’elle ne puisse pas sortir de l’appartement. Par ailleurs ils avaient débranché l’interphone en partant. Livrée à elle même Salomé se cloîtra dans sa chambre en broyant du noir.
    Elle éprouva une envie irrépressible d’oser désobéir à ses parents en consommant de l’alcool pour s’évader de ce quotidien assommant qui la retenait prisonnière. Elle savait où son père rangeait les bouteilles d’apéritif et se servit un verre de vodka. Puis un autre. Et encore un autre.Au bord de l’ivresse elle s’abandonna au gouffre béant de l’oubli. Elle se sentit libre, suspendue en apesanteur. Plus rien n’avait d’importance. Sa conscience ne tenait qu’à un fil, chancelante funambule.

    Leia et Xavier rentrèrent plus tôt que prévu vers quinze heures. Anormalement, tout était silencieux, d’un calme plat presque inquiétant. Parcourue d’un mauvais pressentiment Leia sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine, le cœur serré d’angoisse. En effet une odeur étrange flottait dans l’air. L’odeur rance de l’alcool. Elle jeta un regard circulaire autour d’elle : la porte de la chambre de Salomé était fermée à clef :
    - Ouvre moi Salomé ou je défonce cette porte ! Leia hurla en tambourinant au battant comme une forcenée.
    Pas de réponse. Une forte odeur de vodka émanait de l’intérieur de la pièce à travers la serrure. De colère Leia fit sauter les gonds d’un coup de pied bien senti qui les pulvérisa comme du papier mâché. Elle poussa le battant et pénétra à l’intérieur. La première chose qu’elle constata non sans fureur fut le capharnaüm ambiant qui ne cessait de s’amonceler dans tous les recoins de jour en jour. Puis son regard tomba sur une bouteille de vodka aux trois quarts entamée dont le contenu odorant se déversait sur la moquette. Bouche bée elle eut un temps d’arrêt en découvrant sa fille inerte allongée en travers du matelas qui lui faisait office de lit, le visage figé dans une expression béate.
    - Salomé ! SALOMÉ ! Hurla t elle en la secouant sans ménagements comme un prunier.
    Les paupières de la jeune fille s’entrouvrirent :
    - Maman ? demanda t elle d’un air étonné le regard vitreux. Qu’est ce qui m’est arrivé ? Je ne me souviens de rien…
    En guise de réponse sa mère la gifla. Salomé se releva sur un coude en se massant la joue :
    - Seulement quinze heures ? Vous aviez dit que vous ne rentreriez que ce soir…
    La fureur de sa mère se passait de mots. Elle lui tourna le dos et s’éclipsa en envoyant un coup de pied rageur dans un amas de vêtements sales. 

    De peur d’affronter ses parents Salomé se cloîtra à double tour dans sa chambre au lieu d’aller dîner. Titubante elle remit vaguement de l’ordre dans ses affaires puis s’affala sur son lit, au bord de la nausée. Si elle voulait détruire sa vie par peur de l’avenir c’était réussi ou tout du moins était elle sur la bonne voie pour y parvenir de son plein gré.
    Le plus éprouvant fut d’affronter Alice et Honey à huit heures le lendemain qui l’interceptèrent devant le lycée pour qu’elle leur raconte comment s’était passée sa première soirée afin de savoir à quoi s’en tenir à propos du Cluster. Salomé leur mentit pour sortir au plus vite de ce traquenard et partit en cours au pas de course furieuse d’être en retard par leur faute.
    Les cours lui parurent plus que jamais lents et ennuyeux. Seul son poignet fonctionnait tandis qu’elle prenait machinalement des notes. Toute son attention était focalisée sur Hakim. Elle regretta profondément de ne pas pouvoir revenir six ans en arrière pour tout recommencer. Malgré les épreuves qu’elle avait enduré elle éprouvait encore des sentiments pour lui. C’était encore trop tôt et trop douloureux de tourner définitivement la page. Elle avait l’impression qu’elle n’aurait plus la chance de rencontrer quelqu’un comme lui à l’avenir, qu’il allait être pour toujours son premier et son dernier amour.
    A midi elle s’assit seule à l’écart tout au fond de la cafétéria avec sa tablette tactile pour seule compagnie. Elle ne voulait parler à personne. Elle ne voulait voir personne. Par réflexe elle connecta sa tablette et vérifia ses mails. Sa boîte de réception était désespérément vide mis à part un courriel automatique de Facebook la notifiant que Hakim Fedaya souhaitait l’inviter à rejoindre son groupe d’amis. Elle hésita avant de cliquer sur « Confirmer » : elle aurait voulu qu’ils arrivent à communiquer en face à face pas par écran interposé.
    Le bouton « Ajouter comme ami » ne signifiait pas grand chose pour elle, elle qui aurait aimé se faire des amis dans le monde réel, de vrais amis sur qui compter avec qui rire et discuter avec insouciance, partager des bons moments. Sa popularité lui parut soudain bien virtuelle : elle ne connaissait pas la moitié des gens qui discutaient avec elle sur la page fan de A comme Arobase. Elle décréta qu’elle allait se faire pour de bon de vrais amis mais comment y parvenir, elle pour qui c’était plus facile à décréter qu’à mettre en œuvre ?


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