• Les jours puis les semaines passèrent à toute vitesse alors que l’échéance du bac approchait. Pendant la semaine Salomé logeait et travaillait à l’internat, le weekend au lieu de rentrer chez ses parents elle passait le samedi et le dimanche chez June car c’était le seul moment de la semaine où elle pouvait vaquer à ses fonctions de modératrice. A peine un mois après son arrivée dans l’équipe ses sept collègues devinrent avec le temps des amis inséparables et c’était presque avec regret et nostalgie qu’elle bouclait ses valises le dimanche soir pour être de retour à l’internat le lundi matin jusqu’au vendredi suivant Elle était heureuse tout au plus se sentait apaisée et confiante en l’avenir. Au fil du temps ses résultats s’améliorèrent. Bien vite son mal être s’estompa et elle retrouva le sourire comme le soleil après la pluie. Par ailleurs sa relation avec June devint plus intime au fil du temps. A l’insu de tous et tout particulièrement des intéressés le hasard ne cessa de les rapprocher. Il venait la chercher à la gare en voiture le vendredi soir et rien que ce trajet relativement court leur offrait quelques minutes d’intimité côte à côte. Elle savait se confier à son sourire aimant en cas de problème et son expérience dès qu’elle avait une question ou un doute sur comment réagir en tant que modératrice. Par ailleurs il n’était pas rare que toute l’équipe parte en soirée dans la boîte du coin et June faisait en sorte de veiller sur elle, se montrant prudent et prévenant afin qu’il ne lui arrive rien de grave. Néanmoins cela lui valut de s’attirer les foudres jalouses d’Isabella qui voyait leur relation naissante d’un mauvais œil considérant qu’elle était en droit mieux et davantage que quiconque de sortir avec June étant donné qu’elle avait cofondé le site à ses côtés quelques années auparavant.
    Ce fut de loin la seule fausse note dans l’harmonie qui se jouait avec entrain à l’approche de l’été. Salomé était heureuse, tout simplement. Elle se contentait de vvre sans se soucier de l’avenir outre mesure. Mais quelque chose continua de la tracasser pendant qu’elle menait à bien ses révisions. La fin d’année approchait et la rumeur se mit à courir qu’un bal de fin d’année allait être organisé au moment de la remise des diplômes. Les filles commencèrent à spéculer sur leurs cavaliers potentiels mais elle n’était pas suffisamment proche des garçons de l’internat pour oser espérer être invitée à danser. Dans le domaine de la séduction elle était inexpérimentée et de loin comparée à Honey ou même Alice qui n’auraient pas nourri autant de scrupules. 

    - Hakim voudrais tu être mon cavalier lors du bal de fin d’année ? Honey roucoula.
    Pensant être seul pour réviser en paix dans une salle de travail au fond du CDI Hakim sursauta et leva les yeux de son livre de chimie. Honey s’assit en face de lui en déployant généreusement le contenu de son sac sur la table de travail pour trouver son cahier de maths.
    - Alors ? Que penses tu de ma proposition ?
    - Tu devrais penser à réviser avant de penser à la cérémonie des diplômes.
    - C’est un refus ?
    - Non c’est que je n’ai pas encore pris le temps d’y réfléchir.
    - Fais vite les couples vont rapidement se former je te le garantis.
    - Tout ce cérémonial et ces fanfreluches ne me fascinent pas vraiment.
    - Tu te laisses influencer par les propos d’Alice c’est pourtant le moment de l’année que tout le monde aime voir venir. Ca se fête l’obtention du bac et cela doit devenir un événement inoubliable !
    - Je le pense vraiment. Maintenant laisse moi travailler s’il te plaît.
    - Oh l’ours polaire a un cœur sensible, Honey susurra en lui prenant des mains son livre de chimie. Fais une pause tu travailles trop. Pense à t’amuser davantage.
    - Le moment venu je saurais bien m’amuser. Il ne faut pas prendre le bac à la légère.
    - Tu es trop sérieux.
    Elle se leva et contourna la table. Elle s’approcha du jeune homme et sourde à ses protestations déboutonna le premier bouton de sa chemise.
    - Voilà tu as l’air plus décontracté quand ta chemise n’est pas fermée jusqu’au dernier bouton.
    - Honey, arrête ! Si la bibliothécaire nous voit elle va croire que…
    - Elle aura beau dire ce qu’elle veut cette vieille pie je m’en fiche éperdument.
    Elle le contraignit à la regarder droit dans les yeux et lui pinça les joues amicalement :
    - Contente toi de saisir la chance quand elle se présente. Je ne t’offrirais pas de deuxième opportunité si tu refuses mon invitation maintenant.
    - Honey….
    Elle le fit taire en l’attirant dos au mur contre ses seins. Elle plaqua ses lèvres contre les siennes de force le temps d’un baiser langoureux. Des pas retentirent. Elle se retira avec un sourire espiègle :
    - Ce n’était qu’un avant goût.

    Sonné Hakim fit en sorte de garder des distances avec Honey suite à cet incident. Il était parfaitement conscient que si la bibliothécaire n’était pas passée par hasard ranger les rayons Honey aurait continué son petit jeu de séduction jusqu’à ce qu’elle ait assouvi son désir. Ce n’était pas ce que Hakim recherchait en premier dans une relation. Plus que tout il tenait en haute estime la sincérité et le respect de l’autre avant les plaisirs du corps. Il se surprit à comparer Honey et Salomé. La candeur contre l’audace. Il n’aurait su dire laquelle choisir car l’une avait ce que l’autre mettrait des années à comprendre et à obtenir. Lentement Hakim admit à lui même préférer l’espièglerie d’Honey à l’innocence presque enfantine de Salomé. 

    Le mois de juin arriva en un clin d’œil et il en fut de même pour la période des examens qui se termina aussi vite qu’elle commença dans le tourbillon des révisions de dernière minute au rythme des spéculations les plus diverses sur les sujets à présenter et des conversations dans les couloirs après les épreuves pour savoir comment chacun avait répondu à telle question ou tel exercice. Le temps passa lentement jusqu’à la cérémonie de remise des diplômes. Salomé passait la majeure partie de son temps à réviser davantage au cas où elle devrait passer les rattrapages ce qui était fortement probable pendant qu’elle modérait la section du forum réservée aux nouvelles technologies. Le jour tant attendu des résultats survint et il s’avéra qu’elle obtint le bac à quelques points près au dessus de la moyenne cependant sans mention. Comme elle s’y attendait cela lui permettait tout au plus de s’inscrire à l’université et d’entrer le moment opportun par d’autres voies d’admission dans l’école de ses rêves dans un futur proche. D’autant plus que pour ce faire il aurait fallu qu’elle finance ses études par ses propres moyens car ses parents n’auraient pas déboursé une somme d’argent phénoménale étant donné que six mois auparavant elle ne s’était pas montrée d’une nature déterminée à travailler pour réussir en proie à une dépression prématurée. Seule ombre au tableau étaient ses relations affectives. Arrivée tard à bord elle s’était fait peu d’amis. A l’internat alors que les uns empaquetaient leurs bagages pour rentrer chez eux et les autres se préparaient pour le bal la rumeur se mit à courir qu’un autre bal était organisé dans l’enceinte de son ancien lycée. Elle pesa le pour et le contre à savoir auquel elle préférait assister. La rumeur s’accentua à propos d’un garçon qui faisait tourner les cœurs de toutes les filles un peu populaires qui lui demandèrent de devenir leur cavalier malgré ses refus successifs. Une drôle de boule se forma dans la gorge de Salomé pendant qu’elle se préparait. Elle jeta un regard en coin à son portable tandis qu’elle se maquillait les joues. Sur l’écran scintillait un nouveau message lui annonçant que son cavalier potentiel lui préférait une autre fille. Ce garçon apparemment froid et distant qui défrayait la rumeur ne pouvait être que Hakim mais cela lui sembla étonnant à moins qu’il n’ait intégré le lycée au moment où elle était rentrée à l’internat. Si la rumeur disait vrai, c’était peut être le moment ou jamais de saisir la chance qui lui était offerte.

    Elle n’arriverait pas à temps pour le début du bal si elle attendait le prochain train. Salomé extirpa de son sac son portable et composa le numéro de June. Il décrocha à la première sonnerie :
    - Allô ?
    - Bonsoir June c’est Salomé. Ecoute j’ai besoin de ton aide. Tu as ton permis et une voiture qui peut aller sur l’autoroute, n’est ce pas?
    - Oui, pourquoi ?
    - J’ai besoin de retourner en ville. C’est urgent sinon j’aurais pris le train.
    - Maintenant ? Si tu veux mais il se fait tard.
    - Je t’en prie sinon il sera trop tard !
    - Je croyais que tu allais au bal de fin d’année.
    - Je n’y vais plus. Mon cavalier m’a laissé en plan pour une autre fille.
    - Attends moi devant le portail de l’internat je passe te prendre dans dix minutes.
    - Merci June, vraiment merci.

    June gara sa Twingo en double file et vint à la rencontre de Salomé. Il la dévisagea de la tête aux pieds avec un œil perplexe. Elle était apprêtée comme si elle allait réellement au bal avec une robe de soirée en soie ample assortie à une paire d’escarpins vernis rouge vermeil, le tout rehaussé d’un maquillage lumineux qui mettait l’ovale de son visage en valeur. Il resta muet de stupéfaction puis se ressaisit :
    - Tu ne devrais pas aller te changer si tu ne vas plus danser ?
    - Je n’ai plus le temps et puis je dois aller à un autre bal pour te dire toute la vérité.
    - Je vois. Monte je vais voir de quoi les moteurs de cette bécane sont capables pour arriver à temps.

    Le parc était décoré de lampions multicolores suspendus aux arbres. Le château avait été nettoyé de fond en comble et aménagé de telle sorte à faire office de salle de bal pour accueillir les danseurs dans les meilleures conditions possibles car à circonstances exceptionnelles, événement exceptionnel qui se devait d’être gravé dans les mémoires. Pour l’occasion même les professeurs étaient habillés sur leur trente et un hommes et femmes. Les premiers invités arrivèrent par groupes de deux ou trois impatients que la fête commence. Au fur et à mesure des arrivées les couples se retrouvèrent. Les conversations allaient bon train. Hakim se sentait engoncé dans son costume. Honey lui assena une bourrade amicale dans le dos.
    - Allez souris un peu c’est censé être le meilleur jour de ta vie ! s’exclama t elle avec un clin d’œil.
    Alice leva les yeux au ciel avec un soupir :
    - Le lycée a juste voulu marquer l’occasion, tu n’as qu’à voir les lycées américains c’est une toute autre affaire.
    - On dirait que tu n’aimes pas ce genre de soirées Alice, Honey rétorqua d’un air bougon.
    - Tu as l’air de te croire dans un conte de fées je fais en sorte que tu gardes les deux pieds sur Terre.
    - Au moins une fois dans l’année on peut faire la fête avec insouciance et toi tu viens tout gâcher avec tes conseils moralisateurs ? Non merci !
    Soudain une Twingo bleu turquoise pila devant le portail du lycée. Tous les regards se tournèrent vers le véhicule. Venir au bal de fin d’année en Twingo !
    Côté conducteur un jeune homme d’une vingtaine d’années déverrouilla la portière. Selon les standards d’Honey en matière de séduction il semblait plutôt beau gosse. Il fit descendre une fille habillée d’une robe rouge vermeil élégante déployée en fleur ouverte à partir de la taille jusqu’aux genoux. Il gara la Twingo un peu en contrebas et revint. Il offrit son bras à sa cavalière et ils gravirent ensemble les marches du château bras dessus dessous sous les regards médusés des convives.

    Ils formaient un couple à la fois étrange et resplendissant. Lui âgé de quelques années supplémentaires se débattant avec la vingtaine, elle à peine adolescente princesse perchée en haut d’une paire d’escarpins vernis.Elle dansait maladroitement peu familière des talons hauts et lui faisait en sorte de sauver la situation pour deux.
    - On devrait partir June. Ce n’était pas une bonne idée de venir, on attire trop l’attention.
    - C’était ton idée.
    La fille se dirigea vers le hall. Il la rattrapa et lui saisit les poignets :
    - Tu veux fuir maintenant ? Tu veux avoir des regrets pour le restant de tes jours parce que tu n’as pas le courage d’assumer tes sentiments ?
    - Je n’ai pas besoin de tes conseils !
    - Idiote ! Espèce d’idiote ! Au lieu de te réfugier derrière l’identité virtuelle de GirlyxGeek pour te croire populaire affronte la réalité comme elle est !
    La gifle le cueillit au creux de la mâchoire sans crier gare. Il bondit en arrière et revint à la charge :
    - La vérité est elle si douloureuse à admettre ?
    - Ne te mêle plus jamais de mes affaires ! Ce sont mes problèmes et pas les tiens ! Tu ne sais rien de ce que je… Hakim et moi avons traversé pour en arriver à se séparer de la sorte ! Contente toi d’être l’administrateur de mon blog et non pas celui de ma vie !
    Soufflé June se massa la mâchoire incapable de répliquer. Un sourire satisfait étira ses lèvres. Il se rapprocha et posa une main sur l’épaule de Salomé :
    - C’est moi qui vais m’en aller. Je crois que tu commences à comprendre. Je ne suis pas entré dans ta vie pour jouer le rôle de la courroie de remplacement mais pour t’apporter le soutien qu’il te manquait pour réintégrer la vie réelle. Bienvenue chez toi dans ce monde sans pixels qui s’appelle la réalité.
    - June attends ! Je suis désolée si mes mots t’ont blessé je ne voulais pas… !
    - Fais ou refais ta vie en faisant les bons choix si possible pour ma part je saurais me reconstruire.

    Choquée Salomé le regarda s’éloigner sans un mot.
    - June, reviens …
    Autour d’elle les festivités reprirent. Le dancefloor résonna des conversations enjouées ponctuées d’éclats de rire des convives et des verres qui s’entrechoquaient pour se souhaiter bonne chance pour l’avenir et félicitations pour avoir obtenu le bac avec telle ou telle mention. Salomé demeura immobile au milieu de la foule le cœur battant à cent à l’heure: « Qu’ai je fait ? » Elle repensa au regard que June lui avait décoché avant de s’éclipser. Elle y avait décelé un mélange d’émotions contradictoires de la tristesse au mépris en passant par la compassion. Une main se posa sur son épaule. Salomé sursauta et se retourna. Alice posa un doigt sur ses lèvres et l’entraîna à l’écart non loin de la sortie.
    - Allons discuter dehors.

    La nuit était calme. Le parc scintillait de mille couleurs diffusées par les lampions qui jalonnaient de part et d’autre le chemin menant au château. Le lac ne faisait plus qu’un avec le clair de lune. Alice n’avait pas lâché la main de Salomé. Elle la fit asseoir sur un banc à l’écart de la fête et s’assit à côté d’elle.
    - Tu dois lui parler.
    Salomé la dévisagea avec incrédulité :
    - De qui tu parles ?
    - Hakim.
    - On a rompu.
    - Peut être oui mais il en est autrement.
    - Hein ?
    - Il t’a attendu et puis le moment est venu où il a cessé d’attendre.
    Salomé resta sans voix. Alice lui prit les mains :
    - Même s’il est trop tard va quand même lui parler.
    Salomé se leva les jambes tremblantes et regagna la fête. Elle avait chaud. Elle avait soif. Elle ne souhaitait qu’une chose partir en courant car elle ne se sentait bel et bien pas à sa place. Boire de l’alcool ne fit rien pour l’apaiser et étourdissait ses sens. Elle crut qu’elle allait défaillir et prit appui sur le rebord du buffet pour ne pas chanceler. Elle respira profondément et chercha des yeux Hakim qui se révéla être introuvable. Quant à Honey elle était déjà aux bras d’un autre garçon du lycée que Salomé connaissait de vue pour avoir été dans la même classe en seconde et qui depuis était devenu la coqueluche de toutes les filles populaires du lycée.
    Elle ressortit dans le parc pour continuer ses recherches en désespoir de cause ; Elle s’apprêtait à abandonner lorsqu’elle le retrouva au bord du lac. Sa silhouette athlétique se découpait dans le clair de lune en ombre chinoise. Le dos tourné il ne la voyait pas mais elle le vit impuissante se débarrasser de ses chaussures et son veston avant de s’immerger dans l’eau glaciale. Bientôt l’eau lui arriva à la taille. Paralysée en état de choc elle voulut crier à l’aide mais aucun son ne franchit ses lèvres dans un filet de voix inaudible. Sans hésiter davantage elle plongea à sa suite.
    Sous la surface l’eau était trouble mais la lumière du clair de lune rendait visibles les profondeurs. Son corps se détachait du bleu profond et insondable des entrailles du lac. Bonne nageuse elle retint sa respiration et accéléra. Ses bras se refermèrent autour du buste d’Hakim et elle remonta à la surface telle une sirène jaillissant hors de l’eau à bout de souffle. Elle marcha vers le bord à petits pas afin d’esquiver la vase qui menaçait de la piéger. Elle allongea Hakim sur l’herbe sous le grand chêne qui surplombait le parc de sa canopée épaisse et verdoyante étalant un tapis de feuilles fraîches au toucher à l’endroit où commençaient ses racines. Ses vêtements sûrement coûteux pour honorer l’occasion étaient trempés d’eau brun-verdâtre et déboutonnant sa chemise pour l’essorer lui prêta sa veste sans hésiter pour lui éviter d’attraper froid. La température du soir était douce. Elle posa une main contre son cou pour vérifier son pouls. Son cœur battait faiblement à intervalles irréguliers.
    Elle eut une seconde d’hésitation et inspira profondément une grande goulée d’air. Ses lèvres se plaquèrent sans trembler contre celles d’Hakim pour le ramener à la vie. Quand tout espoir semblait perdu le jeune homme toussa violemment. Il bascula sur un côté pour recracher l’eau qui obstruait ses poumons et se retourna pour tomber nez à nez avec Salomé.
    Surpris il eut involontairement un mouvement de recul en essuyant l’eau qui dégoulinait sur son visage d’un revers de la main. Salomé esquissa un sourire pâle. Depuis leurs retrouvailles il lui sembla que cela devait bien être la première fois qu’il la voyait sourire que ce fut un sourire seulement esquissé de soulagement ou de compassion. En tous cas c’était avec une franchise toute enfantine et spontanée que Salomé fit le premier pas, attirant son buste froid contre le sien pour le serrer dans ses bras :
    - Idiot, tu m’as tellement manqué !


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