• Il en fut autrement.
    - Salomé dépêche toi, c’est l’heure de partir !
    - Deux minutes Maman j’arrive ! Salomé cria depuis sa chambre en soulevant son sac de voyage non sans difficulté.
    Elle fixa avec nostalgie son pseudonyme redevenu gris foncé par défaut en refermant doucement le capot de son ordinateur portable flambant neuf. La mention Ex-staff trônait au-dessus de son avatar comme un message d’adieu irrévocable. Elle se remémora douloureusement les événements des quinze derniers jours sous forme de réminiscences déliées les unes par rapport aux autres. Tout s’était passé trop vite, presque sans un mot, au lieu de quoi la colère et la jalousie avaient pris le dessus.

    L’écho de leur dispute résonnait depuis le salon comme le glas d’une époque révolue, tantôt si proche, tantôt lointaine. Il y avait dans cet échange venimeux une sorte de remords affiché, de regret inavoué. Salomé crispa les doigts autour du manche de sa valise à roulettes à en avoir la circulation coupée, le teint blême, le regard vide. Elle s’adossa au mur dans l’expectative, les jambes en coton, le cœur au bord des lèvres. Dans la masse d’émotions qui s’entrechoquaient au plus profond d’elle-même la peur le disputait à la colère et la déception. Pourquoi avoir tout essayé et tant espéré pour en arriver là ? Elle s’imagina debout au bord d’une falaise escarpée, une seconde avant la chute mortelle vers la tempête d’écume qui faisait rage en contrebas. Une paix toute relative habitait son cœur à l’approche de la fin, puis soudain une main ennemie la ramena à la réalité, la secouant brutalement par l’épaule :
    - Qu’attends tu pour partir ? Tu n’as plus rien à faire parmi nous, va-t’en !
    - Isabella… Je… balbutia-t-elle d’une voix aphone poussée sans ménagements à travers le vestibule.
    « Ce n’est pas ce que tu crois… » pensa-t-elle amèrement quand elle entendit la porte d’entrée claquer dans son dos avec fracas. Il y avait de ces jours où la vie n’était que douleur, où il suffirait de rentrer sous terre pour ne jamais remonter à la surface mais Salomé ne s’attendait pas à perdre la partie aussi lamentablement. Vidée, elle s’éloigna le long du couloir sans un mot, la démarche incertaine, les yeux hagards.

    Le trajet du retour lui assena le coup de grâce, réfugiée dans sa solitude comme dans un cocon protecteur. Rien ne pouvait l’atteindre désormais. D’ailleurs elle était seule dans ce wagon de onze heures plongé dans un silence mortuaire. Seul un vrombissement récurrent flottait dans l’air saturé de poussière brassée et re-brassée par le système de climatisation hors service suspendu au plafond par une masse de câbles volumineux enchevêtrés les uns dans les autres. Peut être une mouche, fatalement piégée dans les hélices du ventilateur au ralenti. Le soulagement du retour à la maison ne lui procura aucun réconfort.
    Quand elle arriva à destination, ses parents l’attendaient sur le quai, assis sur un banc à l’écart de la voie. Elle s’efforça de faire bonne figure, de leur décocher un sourire bienveillant. Comme si elle pouvait tourner la page, tout recommencer. A l’intérieur d’elle-même, une douleur lancinante lui transperçait les entrailles de part en part, placide, insidieuse. Elle, les ailes brûlées à force de désirer plus qu’elle ne pouvait obtenir, en subirait le contrecoup d’une manière ou d’une autre : la chute était irrémédiable. Le pire encore fut de conserver l’été durant ce vrai-faux sourire qui la préservait du jugement d’autrui. Cela se traduisit par un changement de comportement radical de sa part. Ses parents quant à eux furent agréablement surpris de la voir se plonger à corps perdu dans ses études alors qu’elle aurait préféré d’ordinaire farnienter au lit jusqu’au déjeuner en naviguant sur Internet.
    - Salomé, qu’est ce qui ne va pas ?
    Salomé sursauta, perdue dans ses pensées. Sa mère se tenait debout dans l’embrasure les bras croisés en la dévisageant d’un regard perplexe : « Qu’est ce que tu attends pour descendre, on a rendez vous chez Maman pour le déjeuner ! »
    - Ma valise est bouclée mais j’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose…
    Leia soupira avec lassitude en ramassant une liasse de feuilles délavées tombées de l’imprimante : « Tu n’auras qu’à appeler ton père pour qu’il vienne te l’apporter quand tu t’en souviendras. »
    - D’accord, Salomé répliqua d’un ton sec en marchant vers la porte.
    - Si tu es mécontente parce qu’on t’oblige à passer une semaine chez tes grands parents, alors prends toi en main et organise toi des vacances entre amis ! C’est normal à ton âge de… Salomé ?!
    La tristesse ravalée qui menaçait de prendre le dessus remonta d’un seul coup à la surface. Gorge serrée, la jeune fille s’efforça de cacher son mal-être, repoussa ses larmes derrière un enthousiasme de façade pour sauver les apparences mais sa mère ne fut pas dupe.
    - Xavier, préviens ma mère que nous arriverons pour le dessert !
    - Téléphone lui toi même, je vais chercher la voiture ! Qu’est ce que fait Salomé ?
    - Va savoir, j’ai l’impression que quelque chose ne va pas mais elle est incapable de me dire quoi et pourquoi !
    L’intéressée hocha négativement la tète en dépliant la poignée de son sac de voyage d’un mouvement agacé :
    - Rien de grave Maman, ce sont mes affaires.
    - Salomé, reviens ! Je ne pense pas t’avoir blessée en te faisant observer que tu devrais t’ouvrir aux autres, parle moi sur un autre ton !
    - Laisse moi tranquille !
    Leia regarda avec incrédulité sa fille descendre les escaliers marche par marche, chargée de ses bagages. Elle manqua de perdre l’équilibre mais se rattrapa à la rampe juste à temps. La poignée de sa valise lui échappa des doigts, envoyant valser celle-ci trois marches plus bas.
    - Fais attention !
    Salomé laça ses baskets sans un mot et attrapa sa veste en jean favorite dans le placard de l’entrée. « Tu ne prends pas ton nouvel ordinateur ? Tu risques de t’ennuyer tu sais » lui fit remarquer sa mère avec inquiétude.
    - Je n’en ai pas besoin.
    « Qu’est ce qui lui prend ? » pensa Leia en son for intérieur en l’aidant à transporter ses bagages jusqu’au vestibule. « Décidément, je pensais lui faire plaisir. »

    - Nous devrions repenser l’interface du site en profondeur d’ici fin septembre pour offrir une gestion de blogs toujours gratuite mais plus ergonomique pour l’utilisateur potentiellement débutant. Sinon la concurrence va nous couper l’herbe sous le pied…
    - Faites attention à vous les enfants, restez au bord !
    - L’entreprise est actuellement en redressement judiciaire, j’espère que le patron va tenir ses engagements sinon on se retrouve à la rue sans prime de licenciement suite au plan social…
    Allongée sur le ventre Salomé peaufinait son bronzage en suivant les conversations allant bon train dans les alentours sans se faire remarquer. Pensive, elle laissa reposer son menton sur son avant-bras lisant avec intérêt la rubrique Nouveautés d’un magazine quelconque sur les nouvelles technologies. Elle activa son portable d’un geste machinal: aucun nouveau message.
    - Trésor, pense à remettre de la crème bientôt sinon tu vas finir rouge comme une écrevisse d’ici ce soir.
    - Message reçu, grommela Salomé en tendant le bras pour attraper son sac de plage.
    Elle se redressa sur un coude pour vaporiser de l’ambre solaire sur ses jambes carbonisées et étira doucement ses muscles endoloris, assise en lotus sur sa serviette.
    - Je vais me baigner, je reviens tout à l’heure.
    - Prends garde à toi si tu nages vers le large.
    Nichés au creux de la falaise à l’ombre d’un buisson épineux, un homme et une femme, assez jeunes, contemplaient la baie d’un air désabusé, avachis sur leurs serviettes respectives, enlacés l’un contre l’autre. Un couple assez improbable à dire vrai. Lui ressemblait à un adolescent attardé en pleine croissance, contraint de rentrer dans l’âge adulte de gré ou de force. Ses jambes maigres moulées dans un caleçon de bain bleu fluo reflétaient sa fragilité à fleur de peau. Elle, fleur sauvage aux épines meurtrières, exhibait son corps de rêve huilé aux yeux de tous, seulement vêtue d’un maillot deux pièces rouge corail cousu de dentelle fine. Elle laissa échapper un ricanement strident en montrant du doigt une baigneuse emportée par les vagues :
    - Regarde cette fille, elle porte encore un maillot une pièce à son âge ! Non mais quelle gamine, je te jure !
    - Hum ? s’enquit distraitement June en sirotant un diabolo menthe éventé. Pour être honnête Isa, je ne trouve pas ça moche quand c’est porté correctement.
    - Aucun style, on la croirait engoncée dans un sac à patates ! De loin, tu lui donnerais quel âge ?
    - Quinze piges et des poussières.
    - A quinze ans je portais déjà des bikinis depuis longtemps !
    June leva les yeux au ciel :
    - Il est certain que tout le monde n’a pas tes formes de mannequin ma chère. Personnellement je préfère une fille ordinaire mais bien dans ses baskets qu’une fille qui n’en donne que par son physique. Mais quand les deux sont réunis , j’ai peut-être rencontré la fille idéale, n’est ce pas ?
    - Je suis heureuse de te l’entendre dire sweetheart.
    - S’il vous plaît jeune homme, pouvez vous m’aider à me lever ?
    - Bien sûr ! répondit June en offrant son bras à la vieille dame qui était assise quelques mètres devant lui dans un siège pliant à moitié enfoncé dans le sable : « - Beau temps de juillet, n’est ce pas ? » June s’apprêtait à répondre poliment que oui, interrompu par la voix criarde d’un vendeur à la sauvette : « - Chichis, beignets, sodas et une remise si vous en prenez deux ! »
    - Une glace gratuite pour le jeune homme et sa dulcinée ! ajouta t il en décochant un clin d’œil à Isabella qui le fusilla du regard, embarrassée.
    - Grand-mère ! Cela devrait te faire du bien de marcher au bord de l’eau, la marée est relativement… calme cet après-midi…
    June sentit ses jambes se dérober quand Salomé passa dans son champ de vision. Il la salua du regard mais la jeune fille détourna les yeux, gênée en s’enveloppant étroitement dans sa serviette. Elle extirpa un billet de cinq euros de son portefeuille :
    - Je vais acheter des glaces !
    Les joues écarlates, le cœur battant la chamade elle prit délibérément le chemin opposé vers le sommet de la dune marchant à grands pas parmi les herbes hautes. Elle laissa libre court à ses sanglots quand elle s’assura d’être à bonne distance de la baie, assise sur un banc poussiéreux en bordure du sentier côtier. Elle pleura à perdre haleine, les joues couvertes de larmes mêlées à l’eau de mer qui dégoulinait de ses cheveux raidis par le sel. Elle demeura immobile, le regard fixe jusqu’à ce que le soleil se teintât d’orange et d’or puis envisagea de retourner vers l’océan.
    - Qu’est ce qui t’a pris de disparaître comme ça, inopinément ? s’exclama sa grand-mère lorsqu’elle s’allongea dans le sable les jambes dépassant de sa serviette. Tes parents seraient fous d’inquiétude s’ils apprenaient ce qui s’est passé cet après midi !
    - Pas maintenant. Je ne veux pas en parler.

    Morose, Salomé erra parmi les stands du marché de nuit, ignorant les artistes amateurs proposant à bon prix des tatouages au henné et les marchands d’un soir hélant les passants à qui se mettrait à crier le plus fort pour attirer la clientèle. Elle ne parvenait pas à partager cette liesse générale qui lui chatouillait les tympans, se fondre dans la foule des estivants impatients d’assister au bal populaire.
    - Je suis désolé, tout est de ma faute prononça une voix masculine dans son dos. J’avoue que j’ai mal joué en me servant de toi comme faire-valoir pour rendre Isabella jalouse afin qu’elle comprenne que notre séparation était inévitable.
    - Enfoiré, tu m’as utilisée, manipulé mes sentiments à tes propres desseins ! Et tu espères que je vais accepter ça sans rien dire !
    - Je t’en prie, écoute moi !
    - N’approche pas !
    - Plus rien ne me lie à elle désormais!
    - Qu’est ce que je suis pour toi exactement ? J’aurais préféré ne jamais te rencontrer !
    - Tu… tu es une amie, oui une amie, de près ou de loin… Après tout on ne se connaît pas encore suffisamment pour…
    - Seulement « une amie » ? Sais tu à quel point j’ai souffert, enduré silencieusement en ton absence!
    Résolue à garder contenance, la jeune fille lui tourna le dos : « - Va t en ! » hoqueta elle en étouffant un sanglot. « - Je veillerais sur toi, je ne te laisserais pas tomber lâchement cette fois… je t’en supplie… cesse de pleurer ! » Il la prit dans ses bras mais elle le repoussa violemment : « - Il est trop tard ! »
    - Je t’en prie ! Une gifle le cueillit au niveau de la mâchoire, surpris il leva les yeux en reculant d’un pas. Isabella se tenait campée face à eux, une glace italienne dégoulinante à la main :
    - Espèce de pleurnichard, pris sur le fait! Tu as intérêt à te ressaisir sinon c’est moi qui vais te quitter en premier !
    Salomé regarda sa montre : »Vingt trois heures passées, je pense que je vais rentrer plus tôt que prévu. Passez une bonne fin de soirée en amoureux ou ce qu’il reste de votre relation ! »
    Outrée Isabella lui décocha un regard noir mais s’abstint de tout commentaire superflu. June fixa avec désespoir Salomé s’évaporer à l’horizon en remontant la rue à contre-courant de la foule, d’un pas décidé.
    - Chérie, c’est l’heure de se réveiller !
    Le soleil inonda son champ de vision quand Salomé ouvrit les yeux et les referma aussitôt. L’horloge de la cuisine sonna dix heures. Elle s’étira en baillant, s’appuyant sur un coude pour s’extirper de sous ses couvertures.
    - Comment s’est passée la soirée d’hier ? s’enquit sa grand-mère. Nous étions déjà couchés quand tu es rentrée.
    Salomé se remémora son altercation avec June, l’intervention d’Isabella, préféra mentir :
    - La fête battait encore son plein quand je suis partie, comme d’habitude il y avait du monde.
    Grand-mère Géraldine Kluster dévisagea sa petite-fille avec suspicion :
    - Tu viens de vivre une déception amoureuse, je me trompe ?
    - Ce n’est pas ça le problème… pas que ça en tous cas.
    Salomé ne fut pas d’humeur enjouée pour le restant de la journée. Elle mangea à peine au déjeuner, s’enferma dans sa chambre sans un mot après avoir débarrassé la table. La tête enfouie dans son oreiller pour étouffer son chagrin, elle ferma les yeux dans l’espoir fou de ne jamais se réveiller l’espace d’une seconde mais se ressaisit aussitôt, consciente qu’elle descendait la mauvaise pente à force de se morfondre sur son sort. Un chuintement intempestif la réveilla en sursaut vers seize heures de sa sieste prolongée. Elle s’étira en bâillant et attrapa un livre quelconque sur sa table de chevet pour faire semblant d’être occupée.
    - Chérie, tu ne devrais pas aller profiter de l’océan tant qu’il fait beau ? s’enquit Géraldine debout dans le chambranle de la porte, un ballot de linge sous le bras.

     Quelques évadés de la foule estivale déambulaient avec insouciance le long de la jetée bras dessus bras dessous armés de leurs appareils photos à qui prendrait les meilleurs clichés de l’océan depuis les rochers. Perchés qui sur un muret, qui sur un banc idéalement placé, tous fixaient d’un œil torve l’horizon à travers le viseur afin d’obtenir le meilleur cadrage possible.
    Le ciel se teinta de rouge et d’orange à l’approche du crépuscule. Même le plus splendide des couchers de soleil ne parvint pas à impressionner Salomé qui continua sa route avec indifférence. Elle prit le chemin du bourg en vue de rentrer chez elle par la route. Elle ne voulait pas contempler plus longtemps cette beauté aveuglante qui lui blessait les yeux. Depuis quand avait elle cessé de marcher ? Elle ne ressentait rien, coquille vidée de son énergie vitale, indifférente au reste du monde. Elle avait peine à réaliser ce qui se déroulait autour d’elle, ignorant les regards de la foule curieuse braqués dans sa direction. Puis elle sentit quelque chose la retenir par derrière, la retenir prisonnière. Elle voulut se dégager, se débattit, en vain.
    - Je…
    Une voix ? Ce n’était pas la sienne mais celle de l’autre, celui qu’elle voulait à tous prix oublier loin des yeux, loin du cœur. Ses bras l’enlacèrent, l’enveloppèrent jusqu’à ce qu’elle ne puisse pas ou ne plus s’échapper.
    - Je voulais te dire…
    Qu’il se taise ! Elle n’accepterait pas même ses plus plates excuses, plus maintenant. Elle voulut lui demander de partir, de ne jamais revenir mais elle en fut incapable. Pour une raison inconnue elle se sentit coupable tout à coup.
    - Au revoir…
    Il la relâcha. Elle le regarda s’évaporer dans la foule par dessus son épaule, confuse, désorientée. Elle sentit ses jambes se dérober :
    - June… je t’en supplie…

    A ses yeux le monde lui semblait vidé d’intérêt, fade et décoloré. Elle avala son dîner sans un sourire s’exilant dans le salon pour jouer au solitaire la vaisselle terminée.
    Un calot en schiste imité tomba malencontreusement du plateau rattrapé au vol par sa grand–mère qui sortit délicatement l’album photo familial de la bibliothèque et l’ouvrit avec précaution. En première page était épinglée une photo surexposée représentant Salomé aux côtés d’un garçonnet aux traits bonhommes habillé d’un T-shirt à l’effigie de Spiderman par-dessus son maillot de bain.
    - Julien Cérès, ton premier ami d’enfance. Il t’aimait bien, Géraldine commenta en se servant un bol de tisane parfumée à la camomille. Il avait bon caractère, je me demande ce qu’il est advenu de lui.
    Perplexe, Salomé referma délicatement l’ouvrage relié de cuir coûteux :
    - Je ne m’en souviens pas.
    - Pourtant tu en as fait tout un drame quand il a fallu plier bagage au moment de revenir à temps pour la rentrée des classes. Depuis tu ne l’as jamais vraiment oublié n’est ce pas ?
    - Grand-mère je ne comprends pas ! Il est impossible que je regrette quoi que ce soit, si tu dis la vérité, j’aurais tout fait pour le revoir!
    - Les choses n’arrivent jamais seules sans avoir été tôt ou tard provoquées volontairement, ce qui veut dire que rien n’est perdu. Un jour probablement, vous vous retrouverez j’en suis sûre. Quand ce jour arrivera, si jamais il arrive saisis ta chance lorsqu’elle se présentera à toi sans hésiter.
    Exaspérée, Salomé haussa les épaules :
    - Disons que je n’ai plus l’âge de croire au prince charmant Grand mère.
    Malgré tout une boule d’angoisse lui retourna l’estomac quand elle se glissa sous sa couette le soir même. Non, elle ne s’en était jamais remise mais refusait de l’admettre ouvertement. Certains comme Honey lui riraient au nez en la traitant d’idiote immature, d’autres lui parleraient d’amourette de jeunesse en lui disant de grandir. Toujours, il y avait ce sentiment de vide qui l’habitait toute entière à tel point qu’elle s’était rapprochée d’Hakim pour soulager la douleur de l’absence alors qu’ils avaient simplement partagé le même banc d’école quelques années s’appréciant amicalement comme des voisins de table qui passaient le plus clair de leur temps libre à jouer ensemble après l’étude du soir.  Mal à l’aise, Salomé se retourna dans son sommeil en se remémorant le visage brûlé par le soleil de Julien enfoncé sous un chapeau de paille trop large. Quel homme l’enfant était il devenu ?
    Claquement de portières, ronronnement du moteur.
    - Il faut partir Salomé !
    - Encore cinq minutes !
    - Nous reviendrons l’année prochaine !
    - Mais c’est trop long !
    - Allez monte, les vacances sont finies !
    Finie l’illusion naïve des retrouvailles : « Stupide, il ne se souviendra pas de son amie d’enfance d’il y a dix ans! » pensa la jeune fille avec amertume les yeux grands ouverts. Elle décida que c’en était fini car de toute façon cela n’avait jamais commencé.
    Ou presque. Elle eut un moment d’hésitation les doigts agrippés à la couverture en cuir relié de l’album photo familial. Elle retira un à un les clichés compromettants délavés par le temps et par le soleil. Au dos certains étaient datés et pas d’autres ; les plus vieux dataient d’il y a onze ans, écornés, rafistolés par endroits, éparpillés en désordre sur la moquette du salon. Elle ne pouvait se résoudre à s’en débarrasser donc elle se leva lentement pour les ramasser et les plaça dans le tiroir du buffet, rangea le reste dans la bibliothèque. Elle avala un verre d’eau glacée pour reprendre ses esprits et alla se recoucher sans trouver le sommeil.

    - Salomé, Julien n’allez pas jouer sur les rochers!
    - Maman, maman ! J’ai trouvé un trésor !
    Enthousiaste, la petite fille agita un seau rempli de coquillages multicolores à bout de bras, un grand sourire aux lèvres. Leia lâcha un soupir las, les poings sur les hanches :
    - Venez goûter les enfants! Vous allez finir par tomber, imprudents!
    - Mais c’est pas drôle!
    - Obéissez!
    - On arrive…
    Guillerette la fillette sauta de pierre en pierre d’un pas vif, quoique peu assuré. Soudain son pied dérapa le long d’une pierre glissante. « Fais attention ! » murmura Jullien à peine plus âgé qu’elle de quelques années. Il lui tendit une main secourable, aidant la fillette à rassembler son précieux butin tombé à la renverse. « On ferait mieux de descendre. »
    De nouveau l’adolescente se réveilla en sursaut, entortillée dans sa chemise de nuit. Un rêve venu du passé? Apparemment. Elle se leva et marcha sur la pointe des pieds jusqu’au salon, mettant sous tension le vieil ordinateur de bureau de sa grand-mère en passant. Armée d’un verre de jus d’orange elle coupa le volume et se connecta sur Facebook pour chercher un profil au nom de Julien Cérès mais ses recherches s’avérèrent infructueuses.
    - A force d’échouer, tu devrais te faire une raison.
    La jeune fille déglutit, prise sur le fait. « Grand-mère, je ne t’avais pas vue arriver. » Géraldine respira profondément. Elle posa une vieille main réconfortante sur l’épaule de sa petite-fille pour tenter de la consoler :
    - Moi aussi à ton âge je me souviens avoir eu le coup de foudre comme disent les jeunes de ta génération. Il avait tout pour lui : beauté, argent, carrière mais j’étais déjà fiancée à ton grand-père donc nous nous sommes séparés. On a correspondu amicalement quelques années puis petit à petit on a perdu le contact car nous avions chacun suivi des chemins bien différents. Et le temps s’en est allé, les saisons ont changé et je ne regrette rien car au fond de moi je sais que nous avons chacun refait notre vie ailleurs en quête du bonheur.
    - Je me sens ridicule, ça ne sert à rien de remuer le passé.
    Géraldine acquiesça pensivement en désignant l’almanach du menton :
    - C’était charmant et touchant à la fois de te voir trépigner d’impatience à l’approche du solstice d’été.
    - Son anniversaire ?
    - Oui, le 21 juin.
    - Stupide, à quoi ça m’avance de savoir sa date d’anniversaire ! Je ne l’ai pas revu depuis des années. J’ai sommeil, je vais me recoucher.
    - Bonne nuit trésor.

    Salomé admirait l’horizon, perchée au sommet des vagues sur un rocher en surplomb. Elle contemplait le platin se parer d’écume quand elle se surprit à éprouver une certaine nostalgie. Dix ans auparavant elle était assise au même endroit, sous le même soleil en compagnie de Julien.
    Assis en tailleur les deux enfants admiraient l’océan sans rien dire. Quelques minutes passèrent puis Julien décapsula d’un claquement sec une canette de soda volée en douce au marchand de glaces. « Tu en veux ? » demanda t il à son amie en évitant soigneusement de croiser son regard, embarrassé. « C’est pas bien de voler Ju’ ! Salomé s’exclama. « J’ai promis de payer plus tard ! » La fillette pouffa de rire, amusée : « Je parie que tu le feras pas ! » Julien se massa les cheveux, écarlate : « En fait je… c’était un prétexte pour prendre le verre de l’amitié comme disent les grandes personnes. » Salomé lui prit le récipient des mains et en avala quelques gorgées : « Idiot ! » Julien se rapprocha d’elle pour lui voler une bise sur la joue: « Tu vas me manquer Méli-Mélo. Ce sont peut être les dernières vacances qu’on passe ensemble avant le déménagement. »
    - Adieu Ju’…
    Salomé sursauta quand elle réalisa qu’elle avait parlé à voix haute perdue dans ses pensées. Elle s’essuya les yeux et remit ses sandales à la va-vite, sautant de pierre en pierre un pied après l’autre. Son cœur rata un battement quand ses talons s’enfoncèrent dans le platin gonflé d’eau de mer.
    - Salut, je suis venu te dire au revoir en passant.


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