• Salomé, geek au féminin

    Salomé, 15 ans, est aux commandes d'A comme Arobase, un blog populaire sur les nouvelles technologies qui génère plusieurs milliers de visiteurs par mois. Mais le jour où une attaque virale formate son ordinateur sa vie bascule. Elle qui jusqu'alors se prétendait blogueuse à succès pour échapper à ses doutes et à ses peurs doit affronter la réalité. Face à elle même, elle doit réapprendre à vivre: cette solitude longtemps refoulée va t elle refaire surface?

  • « Il est sept heures sur Radio Techno, le flash d’informations vous est présenté par… »
    Irritée Salomé enfonça rageusement le bouton Snooze de son radioréveil. Elle avait l’impression d’avoir dormi à peine une heure. Son bras émergea de sous les couvertures pour saisir la tablette tactile posée en équilibre sur sa table de chevet en haut d’une pile hétéroclite de manuels scolaires :

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    - Commentaire posté sur le blog A comme Arobase par Anon_330 »

    Deux commentaires de plus. Elle sourit à peine, sans doute par habitude. Deux de plus étaient insignifiants alors qu’elle en recevait souvent plus de dix en moins de cinq minutes. Elle n’acceptait que les compliments. Les critiques ne lui faisaient ni chaud ni froid et passaient sur elle comme un coup de vent.
    - Dépêche-toi de descendre Salomé ! Tu vas encore être en retard, il est bientôt sept heures et demie.
    - J’arrive, j’arrive marmonna l’adolescente d’un ton las et bougon.
    Elle s’habilla avec les premiers vêtements qui lui passèrent sous la main, un sweat pailleté Baby Milo et un jean informe qui n’était pas de première jeunesse.
    Ensuite elle se passa les doigts dans les cheveux, s’aspergea le visage d’eau glacée et s’appliqua deux gros pâtés de mascara sur les cils.
    Elle enfila grossièrement une vieille paire de Converse délavée.
    Enfin elle fourra dans son sac ses affaires de la journée sans oublier sa précieuse tablette tactile qui l’accompagnait dans tous ses déplacements.
    En quelque sorte elle était prête à partir. Elle descendit avaler à toute vitesse un bol de muesli aux fruits et un verre de jus d’orange puis partit en cours au pas de course.

    « - La fonction logarithme népérien définie par f(x)=ln(x) s’annule pour f (1)=0. Quelqu’un ayant appris son cours pourrait-il m’en déduire le domaine de définition ? … Salomé par exemple ? Salomé ?! »
    Les yeux mi-clos, la jeune fille fixait le tableau d’un œil torve, indifférente à ce qui se passait autour d’elle :
    - Salomé à quelle heure vous-êtes vous encore couchée hier soir ? Cette salle de classe n’est pas un hôtel et vous avez intérêt à me répéter exactement ce que je viens de dire ! s’exclama Mme Pointcarré, sa professeure de maths en s’adossant à son bureau.
    - Désolée, j’ai des problèmes d’endormissement… suis incapable de m’endormir avant minuit en ce moment à l’approche des examens…
    Tous ses camarades sans exception pouffèrent de rire en ricanant.
    - A propos d’examens j’aimerais prendre rendez-vous avec vos parents compte tenu des résultats de votre dernier bac blanc, rétorqua la prof sèchement. Les autres, taisez vous ! On reprend le cours où on en était !
    Salomé tombait de sommeil et n’écouta pas le reste du cours, assoupie à même la surface dure de sa table en formica. Le reste des cours de la matinée se passa de manière similaire.
    A midi elle s’acheta une formule full size composée d’un sandwich, d’un soda et d’un fruit au choix à la cafétéria et emporta son repas dans un coin de la cour à l’écart là où personne ne viendrait la déranger sur un banc caché par le local logistique où étaient entreposé le stock de tables et de chaises de l’établissement. Après s’être fait humiliée par la prof de maths en personne le matin même, elle ne voulait surtout pas croiser Alice et ses amies qui se moqueraient d’elle à coup sûr et la ridiculiseraient en public.
    Elle se connecta sur le réseau Wifi de la bibliothèque en croquant dans son hamburger et consulta pour la énième fois le compteur de visites Analytics de A comme Arobase. Seulement 50 visites en 4 heures pas très glorieux. Elle chercha ce qu’elle pourrait trouver d’intéressant et de croustillant à faire partager à ses lecteurs en matière de nouvelles technologies dans les actualités de la journée.
    Rien et cela l’angoissa comme à chaque fois qu’elle se croyait en retard par rapport à l’afflux de nouveautés électroniques et informatiques. D’ailleurs elle remarqua que son blog ne suscitait plus autant d’intérêt qu’auparavant en étudiant les rapports de contenu d’Analytics et s’en étonna. Elle faisait en sorte que ses articles soient à la pointe de la mode numérique pourtant. Ainsi que lui manquait-il d’essentiel pour être aimée et appréciée de ses lecteurs ?
    La question resta en suspens car elle n’y trouva pas de réponse directe.
    La cloche sonna plus vite qu’elle ne s’y attendait. Encore quatre heures de cours et elle irait se réfugier ensuite dans son monde virtuel où ses « amis » la réconforteraient et ne lui demanderaient pas un compte-rendu détaillé de ses perspectives d’orientation en fonction de ses résultats scolaires défaillants depuis l'entretien bilan du bac blanc trois semaines auparavant.
    Elle prit soin de déconnecter sa tablette afin de ne pas être repérée par la bibliothécaire grâce au programme de détection de connexions actives installé par le service informatique.
    Elle se dépêcha ensuite d’aller aux casiers chercher son livre de physique-chimie et sa blouse afin d'assister à ses TP de physique au lieu d’écoper de deux heures de colle dans une salle de permanence isolée dédiée en temps normal aux devoirs surveillés. Elle détestait par-dessus tout avoir pour seule compagnie Mme Petsek, une surveillante acariâtre qui ne lui laisserait pas une minute de répit en l’épiant du coin de l’œil, attentive au moindre mouvement suspect.
    Mal lui en prit d’être aussi précautionneuse car elle eut droit à une interrogation surprise alors qu’elle n’y était pas du tout préparée.
    Une fois de plus elle fut humiliée par le prof de physique qui la surprit à tricher en espionnant Alice à la dérobée.
    Elle fut donc virée de cours et passa les deux heures qui suivirent en compagnie de Mme Petsek qui ne manqua pas de lui rappeler combien elle était inconsciente de négliger ainsi ses révisions de bac.
    A la récréation elle prétexta qu’elle était indisposée et ne pourrait pas assister à son test de natation et rentra chez elle en courant. Heureusement que son père rentrait tard et que sa mère était probablement partie faire les courses ou passer l’après-midi chez ses amies.
    Elle se laissa tomber dans le canapé familial en pleurant. Quelle journée horrible venait-elle de subir ! Par-dessus le marché, sa mère avait débranché et emporté avec elle le boitier ADSL qui trônait d’ordinaire sur le buffet du salon. Salomé se retrouva ainsi seule au monde et privée de tout contact avec l’extérieur : elle monta donc dans sa chambre faire semblant d'étudier, c'était tout ce qui lui restait à faire pour chasser l'ennui.
    Une heure plus tard la porte d’entrée cliqueta. Elle entendit le bruit du moteur de la Xantia familiale rugir avant d’être mis au point mort puis celui du plastique froissé des sacs de course en plastique renouvelable que sa mère aimait utiliser.
    Celle-ci fronça les sourcils :
    - Il y a quelqu’un ? Oh… Salomé, comment se fait-il que tu ne sois pas en cours ?!
    - En fait… c'est-à-dire que la prof de sport est absente exceptionnellement.
    - Ce genre de mensonge éhonté ne fonctionnera pas avec moi… Tu as encore eu des problèmes à l’école ? Le lycée m’a appelée tout à l’heure, tu vas être renvoyée si tu ne changes pas de comportement immédiatement !
    - Je ne suis pas faite pour les études c’est tout.
    - Et tu préfères gagner ta vie comme « bloggeuse professionnelle » ? Cela marchera peut-être un temps mais tu te rendras compte rapidement que tout cela revient à brasser du vide. Tu n’auras rien construit de concret. Tu vivras aux crochets d’un mari qui voudra bien t’épouser encore que tu ne fasses rien pour être attirante…
    Salomé serra les lèvres en lui tournant le dos :
    - Si Hakim était encore là, les choses se seraient passées différemment!
    - Hakim… Tu ferais mieux de te faire une raison au lieu de jouer à la Belle au bois dormant. Réveille toi ma fille avant qu’il ne soit trop tard, je ne supporterais pas de te voir devenir vieille fille à force de rêver au grand amour. Ton prince charmant s’est envolé vers d’autres contrées. Le sujet est clos, j’en ai marre de t’entendre ruminer le passé alors que tu n’en as pas encore l’âge !
    Salomé voulut répliquer mais son IPhone vibra et elle se précipita pour aller consulter le centre de notifications. Cette fois elle fut informée qu’Anon_330 s’était inscrit à la newsletter du blog et qu’il avait signé le livre d’or en partant. Le message en question était une suite de lignes de code incompréhensibles même par Salomé qui s’empressa de le supprimer.
    - Tu es étrange, fit sa mère. Je te vois toujours scotchée à ton blog qui fédère des centaines de milliers de visiteurs chaque mois et tu n’es pas fichue d’avoir une vie sociale normale et des résultats scolaires convenables dans la vie réelle. Où est la logique dans tout cela ?
    - Au moins les gens sur Internet, eux ils comprennent ce que je ressens et ne me posent pas autant de questions.
    - Justement Xavier et moi on aimerait pouvoir t’aider mais tu ne nous dis jamais rien et tu gardes tout pour toi. C'est une attitude immature que tu ne devrais pas adopter et tu le sais très bien !
    - A l’époque vous n’avez rien voulu entendre, maintenant c’est trop tard ! Au fait il faut que je finisse une dissertation d’histoire sur la guerre froide pour demain.
    - Peu importe puisque tu ne la finiras pas de toute façon dès que j’aurais rebranché le modem. Je te connais bien tu sais. Tu es privée d’Internet jusqu’à ce que tes résultats se soient suffisamment améliorés pour que tu atteignes au moins la moyenne.
    Salomé ne pouvait rien objecter et se contenta de bouder.
    Sa mère lui confisqua son IPhone en partant.


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  • Sa mission était simple: mettre hors d'état de nuire A comme Arobase, le blog le plus populaire du moment, pour prouver au monde entier qu'Internet n'était qu'un amas de particules vides de sens. Constatant que sa première tentative avait échoué il passa à la phase offensive en insérant un cheval de Troie directement dans le code source. Un jeu d'enfant contre toute attente. Il hésita à abuser de la faiblesse de la propriétaire GirlyxGeek303 qui avait laissé béante une faille de sécurité aussi évidente. Puis il se rappela qu'il avait d'autres priorités et ricana intérieurement: le lendemain GirlyxGeek303 aurait une très mauvaise surprise en allumant son ordinateur.

    Encore assise à son bureau Salomé se réveilla en sursaut, le nez dans son clavier. Son radioréveil indiquait une heure du matin. Massant ses muscles ankylosés elle regarda sa dissertation inachevée posée dans un coin de sa table de travail. Le sujet intitulé "L'Europe dans la guerre froide (1947-1989)" ne l'inspirait pas et elle avait tellement pris de retard qu'elle avait à peine établi un plan cohérent. Il va sans dire que si sa mère ne l'avait pas privée d'Internet, tout serait plus facile et rédigé en moins d'une heure mais à présent elle ne pouvait compter que sur ses maigres connaissances, éventuellement sur l'aide d'Alice le cas échéant. En désespoir de cause elle alluma quand même son ordinateur au cas où elle pourrait se connecter à un réseau public.
    Malheureusement elle n'eut jamais l'occasion d'essayer: la machine rechignait à démarrer, le processus étant extrêmement long et lent à se mettre en branle. Lorsque le logo Windows s'afficha enfin elle eut un mince espoir que le système démarre correctement mais déchanta vite. S’ensuivit une série de lignes de code qui traversèrent l'écran à toute vitesse et cela ne ressemblait en rien à un CHDSK standard. Elle prit peur et enfonça de toutes ses forces le bouton d'alimentation de l'unité centrale en voulant forcer l'arrêt. Au lieu de cela l'ordinateur redémarra instantanément et elle sursauta de frayeur lorsque l'écran se bloqua tout à coup sur un message menaçant écrit en lettres écarlates sanguinolentes: "Anon_330 m'a tué".
    Blême elle cligna des yeux et posa à nouveau un regard halluciné sur l'écran, en proie à la pure panique. Le message était toujours là et la narguait depuis le centre de l'écran désormais figé. Elle essaya de redémarrer en mode sans échec, de diagnostiquer l'état des composants et du système, d'ouvrir le gestionnaire des tâches, en vain. Elle n'arrivait plus à réfléchir et pensa qu'il lui suffirait de dormir quelques heures pour constater que tout cela n'avait été qu'un mauvais rêve. Il était presque trois heures du matin lorsqu'elle se glissa dans son lit et s'endormit comme une masse, à bout de forces.

    A peine avait-elle franchi le portail du lycée à huit heures pile qu'Alice surgit de nulle part pour avoir une conversation sérieuse avec elle:
    - Il faut qu'on parle. Je ne peux pas te laisser partir à la dérive sans rien faire.
    - Bon sang tu ne vas pas t'y mettre toi non plus?! Rétorqua Salomé d'un ton agressif. D'abord Mme Pointcarré et la Petsek, ensuite ma mère. J'ai eu ma dose de reproches et de remontrances pour la semaine...
    - Rappelle toi que je suis la présidente du conseil des élèves et à ce titre j'en sais beaucoup plus que je ne le laisse paraître, l'interrompit Alice. Ce que j'essaye de te dire c'est que tu risques le conseil de discipline si tu continues à te laisser aller de la sorte. Si tu ne sais pas comment t'y prendre pour reprendre pied adresse toi à des adultes compétents au lieu de t'enfoncer dans une dépression précoce! On en passe tous par des périodes difficiles à l'adolescence mais ce qui fait la différence c'est la volonté de se sortir de cette crise passagère et le courage de se comporter en adulte en osant affronter l'inconnu.
    - C'est facile pour toi de dire cela. Tout te réussit donc tu crois pouvoir donner des conseils aux autres. Ca fait longtemps que je ne crois plus en ma bonne étoile...
    - Salut Alice! s'exclama une voix enjouée, lui coupant la parole.
    Honey, l'autre meilleure amie d'Alice, s'approcha des deux filles d'une démarche de mannequin. Elle représentait tout ce que Salomé aurait rêvé d'être: blonde avec de jolis reflets roux qui lui ensoleillaient le teint, adorable et amicale en toutes circonstances, douée dans tout ce qu'elle entreprenait. Ce matin là Honey était habillée d'une robe courte en dentelle surmontée d'une veste en jean denim, associée avec une paire de bottines en teinte camel à talons et un it bag rouge corail. Ses jambes étaient mises en valeur par un collant noir uni à demi opaque.
    En un mot elle était resplendissante comparée à Salomé qui était quant à elle engoncée dans un pull violacé retroussé aux manches et un jean flare délavé démodé.
    Les deux filles se détestaient cordialement et pour cause leurs caractères étaient diamétralement opposés, aux antipodes l'un de l'autre.
    - Oh tu traînes encore avec cette débile? Allez viens j'ai quelques potins intéressants à te raconter!
    - T'as raison, je perds mon temps avec elle à lui expliquer la vie.
    Furieuse Salomé voulut se défendre mais les deux lycéennes la laissèrent en plan s'empressant d'aller rejoindre leurs amies aux casiers avant le début des cours.

    A la pause Salomé consacra sa récréation à finir sa dissertation à toute vitesse en s'aidant de toutes les ressources qu'elle put trouver grâce à Wikipédia. Mais un quart d'heure n'aurait pas suffi pour rattraper une semaine de retard et la cloche sonna avant même qu'elle ait seulement commencé à rédiger l'introduction. Cela ne l'inquiéta guère, elle avait l'habitude de jouer avec la patience de ses professeurs en rendant systématiquement ses devoirs en retard, peu importe lesquels.
    Le cours suivant était un cours de philosophie. Tandis que ses camarades débattaient sur l'amour et l'amitié elle regarda pensivement les nuages par la fenêtre.
    En ce 31 janvier le ciel était gris et bas parsemé de rares éclaircies bleutées. Il se mettrait sûrement à pleuvoir sous peu. Un avion passa et elle s'intéressa à ce qui se passait dans la cour en contrebas. Elle haïssait les avions. Cela faisait remonter un vieux souvenir qu'elle n'était pas prête d'oublier.
    Le temps passe mais ne s'arrête jamais.


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  • Six ans auparavant:

    Dans le silence de la nuit une lumière orange dansante clignote depuis une heure sur les murs de la chambre de Salomé, orientée vers la rue au fond de l’appartement. Il est probablement une heure du matin à en croire le réveil électronique qui projette ses lueurs fantomatiques au plafond.
    Salomé frissonna de froid puis de peur lorsqu’elle s’enfonça dans le couloir sombre qui menait à la chambre de ses parents pour les réveiller et leur demander ce qui se passait. Par la porte entrouverte de sa chambre la lumière orange projette ses rayons menaçants sur les murs et le plafond du corridor: elle se met à courir, trébuche sur son pyjama trop grand pour elle et s’affale de tout son long en hurlant. La moquette épaisse et molle étouffe son cri mais quelque part une lampe s’allume et une porte s’ouvre:
    - Il est tard retourne te coucher Salomé!
    - Mais maman j’ai peur! Il y a de la lumière dehors et j’arrive pas à dorme!
    - De la lumière? s'enquit Leia Kluster, perplexe.
    - Oui viens voir!
    Elle précéda sa fille dans la chambre et vit la lumière orange qui clignotait toujours sur les murs. Elle se pencha par la fenêtre et étouffa un juron en voyant un essaim de voitures de police garées en double file sur le boulevard:
    - Xavier! Il se passe quelque chose de grave la police stationne en bas de l’immeuble!
    - Quoi? fit le père de Salomé d’une voix pâteuse en faisant irruption dans la pièce.
    - Tu n’es pas sourd tu m’as très bien entendu! Je suis sure que c’est la Petsek qui a appelé la police pour dénoncer les Fedaya…

    31 janvier 2012:

    La sonnerie de onze heures tira brutalement Salomé de ses sombres rêveries. Tandis que ses camarades allaient prendre leur pause dehors, elle s’étira en baillant discrètement et cocha la date du 31 janvier 2012 dans son agenda. Déjà six ans que la famille Fedaya avait quitté la France.
    A midi elle rentra chez elle au lieu d’aller à la cafeteria et s’isola dans sa chambre avec un plat préparé et une canette de soda en guise de déjeuner. Elle ne voulait voir personne et envoya promener sa mère qui s’inquiéta de son état de santé. Elle fit pivoter l’écran de l’ordinateur qui dégoulinait toujours du message menaçant laissé par Anon_330. Elle n’avait plus envie de rien sauf de fermer les yeux et de dormir le plus longtemps possible. Allongée sur son lit les bras en croix elle songea avec regret qu’elle avait peut-être grandi trop vite. Elle était jalouse de toutes ces filles semblables à Honey et Alice qui avaient gagné leur succès et leur popularité en se construisant à leur rythme. Salomé avait été déclarée dès l’enfance soi disant précoce mais elle n’en tirait aucune fierté car elle estimait que sa précocité était la source de tous ses problèmes; Elle voulut vérifier ses mails mais se rappela que sa mère lui avait confisqué son IPhone en plus de lui couper l’accès à Internet sans lequel sa tablette tactile devenait inutile.
    Elle consomma son déjeuner sans appétit et se posta à la fenêtre pour contempler le boulevard en contrebas. “Il me suffirait de …” pensa t elle amèrement en regardant un groupe d’adolescents passer en pleine discussion. Elle ne sut jamais quel genre de pulsion la poussa à ouvrir les battants et à se pencher dangereusement par dessus le balcon. Avant qu’elle comprenne ce qui lui arrivait elle perdit connaissance en s’écrasant face contre terre sur le trottoir.
    Dessiné à gros traits le monde tournait autour d’elle semblable à une esquisse inachevée. Elle flottait dans un état second au milieu de nuages cotonneux. C’était agréable cette sensation de quiétude qui lui commandait de se laisser aller en abandonnant son corps.
    - SALOME !! Hurla quelqu’un de loin.
    Ce cri de désespoir trancha les parois de l’univers cotonneux dans lequel elle s’apprêtait à disparaître.
    - Tu ne peux pas… tu ne dois pas mourir maintenant!!!
    Salomé lutta contre la torpeur qui envahissait ses membres.
    - Je t’en prie…
    Son corps tressauta lorsque l’air emplit à nouveau ses poumons. Ses yeux s’ouvrirent brusquement et pleurèrent aveuglés par la lumière et la pluie. Ses muscles désordonnés protestèrent lorsqu’elle voulut lentement se redresser. Une silhouette masculine se découpait en contre-jour au-dessus d’elle. Lorsque ses yeux firent la mise au point, elle entrevit à travers les trombes d’eau un jeune homme vêtu d’un sweat noir et dissimulé derrière un masque de théâtre impersonnel. Anon_330 en chair et en os!


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  • - Les secours vont arriver, se contenta d’annoncer l’inconnu.
    Troublée Salomé resta muette. Cette voix lui était étrangère mais avait plus ou moins des intonations familières. Il pleuvait des cordes et son pull glacial lui collait au corps.
    - Je… je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un vienne me sauver, balbutia-t-elle pour briser le silence gêné qui s’était installé entre eux.
    - Et moi je ne m’attendais pas à croiser la route d’une fille en passe de se suicider en allant faire mes courses.
    - Je m’appelle…
    Plusieurs ambulances arrivèrent sur le boulevard toutes sirènes hurlantes lui coupant la parole. Son sauveur se volatilisa subitement. Elle n’eut pas le temps de le remercier que déjà des infirmiers en blouse la prenaient en charge et l’emmenaient aux urgences.

    Ils la laissèrent seule dans le couloir verdâtre et aseptisé de l’hôpital. Allongée sur une civière elle s’emmitoufla étroitement dans la couverture de survie qu’ils avaient disposée autour d’elle et attendit. Les heures passèrent lentement, l’une après l’autre. Avec effroi elle réalisa qu’elle ne savait pas exactement où elle se trouvait et n’avait aucun moyen de contacter ses parents pour donner signe de vie. Elle se sentait extrêmement seule et ses yeux s’embuèrent de larmes. Qu’est ce qui l’avait poussée à vouloir se suicider sur un coup de tête? Comment sa solitude était-elle soudain devenue si lourde à supporter? Autant de questions auxquelles il n’était pas facile de répondre dans l’immédiat. Cependant un fait s’imposa à elle: bien qu’elle refusait de se l’avouer son espoir secret était de retrouver Hakim et d’éprouver pour lui un amour intact non dilué par le temps et les épreuves. Elle ferma les yeux et s’endormit en se remémorant son visage bienveillant et son éternel sourire chaleureux.

    Une fois dehors il retira son masque pour respirer un grand coup et griller une cigarette. Secoué, il ne s’attendait pas à ce que sa victime fût Salomé Kluster. Il avait envisagé toutes les possibilités sauf celle qu’elle allait tenter de se suicider.
    Les excuses étaient inutiles, désormais il devait disparaître de sa vie et effacer toute trace de son passage. Mais cela n’allait pas se révéler facile car il prit peu à peu conscience qu’il n’était pas l’unique acteur principal de la tragédie qui se jouait entre eux. Il pensa à Margaret Petsek et sa mâchoire se crispa subitement; Elle avait sa part de responsabilité et allait devoir s’expliquer, de gré ou de force.

    Leia klaxonna un automobiliste qui rêvassait au volant en laissant le feu repasser au rouge. Elle avait promis à Xavier qu’elle le rejoindrait à l’hôpital dès que sa séance de gym hebdomadaire serait terminée. Enervée elle s’engagea sur la file de gauche et brûla le feu rouge coupant la route à une voiture qui freina dans un crissement de pneus assourdissant.

    Arrivé aux abords de l’hôpital Xavier annula tous ses rendez-vous de l’après-midi puis regarda sa montre. Quatorze heures. Avant d’oublier il appela aussitôt le lycée Saint Michel pour leur annoncer que Salomé serait absente pour la semaine à venir au minimum. Il se mit en colère contre la secrétaire du bureau des élèves qui crut à une énième tentative de Salomé de sécher les cours le menaçant d’en référer à la direction pour que sa fille soit renvoyée une bonne fois pour toutes.

    A quatorze heures pile, la seconde sonnerie retentit et les élèves de la terminale ES1 s’empressèrent de rentrer en salle C8 pour deux heures d’histoire-géographie. A l’insu d’Honey Alice regarda discrètement derrière elle. Salomé était encore absente. Dans la cour une atmosphère inhabituelle régnait. Nerveux, le directeur allait et venait au hasard, faisant les cent pas son téléphone collé à l’oreille. De temps à autre il levait les yeux vers la fenêtre de la salle C8. La pluie avait cessé mais le ciel demeurait lourd et nuageux.


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  • Les paupières lourdes Salomé ouvrit progressivement les yeux. Elle ne sentait plus ses membres mous comme des chiffons sous l’effet de la morphine. Lorsqu’elle baissa les yeux elle constata qu’elle était entièrement bandée de la tête aux pieds alitée dans une chambre d’hôpital ascète. Des perfusions étaient suspendues de chaque côté du lit. Par la fenêtre le ciel s’était assombri il devait être environ dix sept heures. A travers les murs à peine insonorisés elle pouvait entendre tout ce qui se passait et se disait dans le couloir.
    Visiblement une dispute avait lieu entre son père qui avait le ton haut et une personne inconnue qu’elle ne parvint pas à identifier. Elle entendit une troisième voix, celle de sa mère, qui tentait d’apaiser et de séparer les deux belligérants.
    - Xavier tu es dans un hôpital ! Tu es prié de te calmer ou…
    - Cet avorton prétend qu’il lui suffirait de disparaître de la vie de Salomé pour qu’elle aille mieux mais de là à ce qu’elle ait fini par vouloir se suicider!
    - Ecoutez Monsieur Kluster je suis sincèrement désolé ! Je sais bien que je suis en partie responsable de la dépression précoce de votre fille et à ce titre je prendrais les mesures adéquates et nécessaires pour réparer le tort que je lui ai causé afin que toute cette histoire ne se termine pas devant le tribunal…
    - Ce ne sont pas des mots suffisants et convaincants pour prouver la sincérité de vos excuses jeune homme.
    - Comment puis je vous demander pardon autrement qu’en assumant les conséquences de mes actes ?
    Xavier ne répondit pas.
    - Je vous laisse régler cette affaire entre hommes, soupira Leia. Je vais donner ses devoirs à Salomé.
    Celle ci grimaça. Elle était sûre d’être encore réprimandée pour ne pas avoir rendu sa dissertation d’histoire à temps :
    - Tu es réveillée ? S’enquit Leia en entrouvrant la porte.
    Salomé hocha la tête :
    - Je n’ai jamais vu papa se mettre dans une telle fureur. Qu’est ce qui se passe ?
    - Ce… ce sont des histoires de grandes personnes, répondit Leia d’un ton gêné. Peu importe j’ai une bonne nouvelle et une mauvaise à t’annoncer.
    - …
    - La bonne nouvelle c’est que tu n’es pas renvoyée à condition que tu assistes à toutes tes heures de cours sans exception. Tu iras en étude du soir dès que tu reviendras au lycée jusqu’à ce que tu aies réappris à travailler sérieusement. Toutes les conditions sont désormais réunies pour que tu puisses passer le bac cette année sans encombres, à toi de faire le reste pour nous prouver que tu n’as plus dix ans. Quant à Internet tu y auras accès seulement le week-end après avoir fini tes devoirs. Tu pourras sortir avec tes amies si ce n’est pas pour aller vous défoncer au bar du coin également le week-end si tu me promets de rentrer à une heure convenue au préalable.
    - Euh… et donc c’est quoi la mauvaise nouvelle ?
    - Tes résultats sont en chute libre et loin de s’améliorer. Tu devrais te ressaisir pendant qu’il en est encore temps. Alice a téléphoné tout à l’heure en sortant de cours et m’a dit de te prévenir que la prof d’histoire t’avait encore attribué un zéro pointé.
    Une ombre passa sur le visage de Salomé :
    - Tu crois que je vais m’en sortir ?
    Stupéfaite par une telle question Leia haussa les épaules :
    - Si tu acceptes de te faire aider oui mais sinon… D’ailleurs quelle mouche t’a piqué de vouloir faire une tentative de suicide ?
    Salomé regarda le plafond pour éviter le regard inquisiteur de sa mère. Elle déglutit avec difficulté et se racla la gorge pour se retenir de pleurer :
    - J’ai l’impression de me faire harceler de toutes parts. Au lycée. A la maison. Sur Internet.
    - Je t’interdis de penser un seul instant que moi ou Xavier te harcelons. On t’aime et on le sent lorsque tu ne vas pas bien. Laisse nous t’aider au moins pour cette fois.
    - Ce n’est pas du tout ce que je veux faire sous-entendre. En fait la véritable solitude ce n’est pas ne pas avoir de vie sociale mais d’avoir goûté au bonheur une fois et de perdre celui, celle ou ceux qu’on a aimés…
    Leia acquiesça et se leva. Elle jeta un regard circulaire dans le couloir. Xavier et Anon_330 avaient disparu. Elle les trouva à la machine à café assis l’un en face de l’autre un gobelet encore chaud à la main :
    - Remettez vos querelles à plus tard. Xave tu restes ici et tu te calmes. Anon_330 tu me suis.
    Elle le précéda dans la chambre et le fit asseoir sur la chaise à côté du lit :
    - Comporte toi en homme. Tu ne peux plus fuir et te cacher comme un enfant pris en faute.
    Elle tourna les talons et ajouta avant de quitter la pièce :
    - Considère que je t’offre une deuxième chance.

    Sous le couvert de l’identité d’Anon_330 Hakim Fedaya était silencieux. Il n’était pas préparé à affronter Salomé en face et ne savait décidément pas quoi lui dire. Au lieu de quoi il retira son masque et mit un genou à terre :
    - Je te demande pardon Salomé.
    Sa respiration était rapide et saccadée. Elle mit du temps à répondre, ce qui lui parut une éternité :
    - Tu connais mon nom. Mes forces et mes faiblesses. Tu m’as sauvé la vie. Mais je ne sais toujours pas qui tu es.
    Il se releva. Sa lèvre inférieure tremblait :
    - C’est peut-être mieux ainsi. Avec le temps tu m’oublieras et tu pourras recommencer ta vie à zéro.
    Il lui tourna le dos, remit son masque et rabattit sa capuche pour masquer les larmes qui menaçaient de couler.
    - Attends… Merci de m’avoir sauvée, si tu n’avais pas été là je serais probablement morte à l’heure qu’il est !
    - Adieu.
    - … Je dois t’avouer quelque chose. Je ne te tiens pas pour seul responsable. J’ai perdu tout espoir le jour où mon meilleur ami Hakim a été expulsé et forcé de quitter la France. Je n’ai même pas eu le temps de lui dire au revoir. Nous avons perdu contact depuis alors que j’avais quelque chose d’essentiel à lui avouer : je l’aimais.
    - Il faut vraiment que je m’en aille…
    Ses doigts étaient crispés autour de la poignée et la porte claqua bruyamment derrière lui lorsqu’il la poussa avec violence. Il se rua dans le couloir et éclata en sanglots.


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