• Il en fut autrement.
    - Salomé dépêche toi, c’est l’heure de partir !
    - Deux minutes Maman j’arrive ! Salomé cria depuis sa chambre en soulevant son sac de voyage non sans difficulté.
    Elle fixa avec nostalgie son pseudonyme redevenu gris foncé par défaut en refermant doucement le capot de son ordinateur portable flambant neuf. La mention Ex-staff trônait au-dessus de son avatar comme un message d’adieu irrévocable. Elle se remémora douloureusement les événements des quinze derniers jours sous forme de réminiscences déliées les unes par rapport aux autres. Tout s’était passé trop vite, presque sans un mot, au lieu de quoi la colère et la jalousie avaient pris le dessus.

    L’écho de leur dispute résonnait depuis le salon comme le glas d’une époque révolue, tantôt si proche, tantôt lointaine. Il y avait dans cet échange venimeux une sorte de remords affiché, de regret inavoué. Salomé crispa les doigts autour du manche de sa valise à roulettes à en avoir la circulation coupée, le teint blême, le regard vide. Elle s’adossa au mur dans l’expectative, les jambes en coton, le cœur au bord des lèvres. Dans la masse d’émotions qui s’entrechoquaient au plus profond d’elle-même la peur le disputait à la colère et la déception. Pourquoi avoir tout essayé et tant espéré pour en arriver là ? Elle s’imagina debout au bord d’une falaise escarpée, une seconde avant la chute mortelle vers la tempête d’écume qui faisait rage en contrebas. Une paix toute relative habitait son cœur à l’approche de la fin, puis soudain une main ennemie la ramena à la réalité, la secouant brutalement par l’épaule :
    - Qu’attends tu pour partir ? Tu n’as plus rien à faire parmi nous, va-t’en !
    - Isabella… Je… balbutia-t-elle d’une voix aphone poussée sans ménagements à travers le vestibule.
    « Ce n’est pas ce que tu crois… » pensa-t-elle amèrement quand elle entendit la porte d’entrée claquer dans son dos avec fracas. Il y avait de ces jours où la vie n’était que douleur, où il suffirait de rentrer sous terre pour ne jamais remonter à la surface mais Salomé ne s’attendait pas à perdre la partie aussi lamentablement. Vidée, elle s’éloigna le long du couloir sans un mot, la démarche incertaine, les yeux hagards.

    Le trajet du retour lui assena le coup de grâce, réfugiée dans sa solitude comme dans un cocon protecteur. Rien ne pouvait l’atteindre désormais. D’ailleurs elle était seule dans ce wagon de onze heures plongé dans un silence mortuaire. Seul un vrombissement récurrent flottait dans l’air saturé de poussière brassée et re-brassée par le système de climatisation hors service suspendu au plafond par une masse de câbles volumineux enchevêtrés les uns dans les autres. Peut être une mouche, fatalement piégée dans les hélices du ventilateur au ralenti. Le soulagement du retour à la maison ne lui procura aucun réconfort.
    Quand elle arriva à destination, ses parents l’attendaient sur le quai, assis sur un banc à l’écart de la voie. Elle s’efforça de faire bonne figure, de leur décocher un sourire bienveillant. Comme si elle pouvait tourner la page, tout recommencer. A l’intérieur d’elle-même, une douleur lancinante lui transperçait les entrailles de part en part, placide, insidieuse. Elle, les ailes brûlées à force de désirer plus qu’elle ne pouvait obtenir, en subirait le contrecoup d’une manière ou d’une autre : la chute était irrémédiable. Le pire encore fut de conserver l’été durant ce vrai-faux sourire qui la préservait du jugement d’autrui. Cela se traduisit par un changement de comportement radical de sa part. Ses parents quant à eux furent agréablement surpris de la voir se plonger à corps perdu dans ses études alors qu’elle aurait préféré d’ordinaire farnienter au lit jusqu’au déjeuner en naviguant sur Internet.
    - Salomé, qu’est ce qui ne va pas ?
    Salomé sursauta, perdue dans ses pensées. Sa mère se tenait debout dans l’embrasure les bras croisés en la dévisageant d’un regard perplexe : « Qu’est ce que tu attends pour descendre, on a rendez vous chez Maman pour le déjeuner ! »
    - Ma valise est bouclée mais j’ai l’impression d’avoir oublié quelque chose…
    Leia soupira avec lassitude en ramassant une liasse de feuilles délavées tombées de l’imprimante : « Tu n’auras qu’à appeler ton père pour qu’il vienne te l’apporter quand tu t’en souviendras. »
    - D’accord, Salomé répliqua d’un ton sec en marchant vers la porte.
    - Si tu es mécontente parce qu’on t’oblige à passer une semaine chez tes grands parents, alors prends toi en main et organise toi des vacances entre amis ! C’est normal à ton âge de… Salomé ?!
    La tristesse ravalée qui menaçait de prendre le dessus remonta d’un seul coup à la surface. Gorge serrée, la jeune fille s’efforça de cacher son mal-être, repoussa ses larmes derrière un enthousiasme de façade pour sauver les apparences mais sa mère ne fut pas dupe.
    - Xavier, préviens ma mère que nous arriverons pour le dessert !
    - Téléphone lui toi même, je vais chercher la voiture ! Qu’est ce que fait Salomé ?
    - Va savoir, j’ai l’impression que quelque chose ne va pas mais elle est incapable de me dire quoi et pourquoi !
    L’intéressée hocha négativement la tète en dépliant la poignée de son sac de voyage d’un mouvement agacé :
    - Rien de grave Maman, ce sont mes affaires.
    - Salomé, reviens ! Je ne pense pas t’avoir blessée en te faisant observer que tu devrais t’ouvrir aux autres, parle moi sur un autre ton !
    - Laisse moi tranquille !
    Leia regarda avec incrédulité sa fille descendre les escaliers marche par marche, chargée de ses bagages. Elle manqua de perdre l’équilibre mais se rattrapa à la rampe juste à temps. La poignée de sa valise lui échappa des doigts, envoyant valser celle-ci trois marches plus bas.
    - Fais attention !
    Salomé laça ses baskets sans un mot et attrapa sa veste en jean favorite dans le placard de l’entrée. « Tu ne prends pas ton nouvel ordinateur ? Tu risques de t’ennuyer tu sais » lui fit remarquer sa mère avec inquiétude.
    - Je n’en ai pas besoin.
    « Qu’est ce qui lui prend ? » pensa Leia en son for intérieur en l’aidant à transporter ses bagages jusqu’au vestibule. « Décidément, je pensais lui faire plaisir. »

    - Nous devrions repenser l’interface du site en profondeur d’ici fin septembre pour offrir une gestion de blogs toujours gratuite mais plus ergonomique pour l’utilisateur potentiellement débutant. Sinon la concurrence va nous couper l’herbe sous le pied…
    - Faites attention à vous les enfants, restez au bord !
    - L’entreprise est actuellement en redressement judiciaire, j’espère que le patron va tenir ses engagements sinon on se retrouve à la rue sans prime de licenciement suite au plan social…
    Allongée sur le ventre Salomé peaufinait son bronzage en suivant les conversations allant bon train dans les alentours sans se faire remarquer. Pensive, elle laissa reposer son menton sur son avant-bras lisant avec intérêt la rubrique Nouveautés d’un magazine quelconque sur les nouvelles technologies. Elle activa son portable d’un geste machinal: aucun nouveau message.
    - Trésor, pense à remettre de la crème bientôt sinon tu vas finir rouge comme une écrevisse d’ici ce soir.
    - Message reçu, grommela Salomé en tendant le bras pour attraper son sac de plage.
    Elle se redressa sur un coude pour vaporiser de l’ambre solaire sur ses jambes carbonisées et étira doucement ses muscles endoloris, assise en lotus sur sa serviette.
    - Je vais me baigner, je reviens tout à l’heure.
    - Prends garde à toi si tu nages vers le large.
    Nichés au creux de la falaise à l’ombre d’un buisson épineux, un homme et une femme, assez jeunes, contemplaient la baie d’un air désabusé, avachis sur leurs serviettes respectives, enlacés l’un contre l’autre. Un couple assez improbable à dire vrai. Lui ressemblait à un adolescent attardé en pleine croissance, contraint de rentrer dans l’âge adulte de gré ou de force. Ses jambes maigres moulées dans un caleçon de bain bleu fluo reflétaient sa fragilité à fleur de peau. Elle, fleur sauvage aux épines meurtrières, exhibait son corps de rêve huilé aux yeux de tous, seulement vêtue d’un maillot deux pièces rouge corail cousu de dentelle fine. Elle laissa échapper un ricanement strident en montrant du doigt une baigneuse emportée par les vagues :
    - Regarde cette fille, elle porte encore un maillot une pièce à son âge ! Non mais quelle gamine, je te jure !
    - Hum ? s’enquit distraitement June en sirotant un diabolo menthe éventé. Pour être honnête Isa, je ne trouve pas ça moche quand c’est porté correctement.
    - Aucun style, on la croirait engoncée dans un sac à patates ! De loin, tu lui donnerais quel âge ?
    - Quinze piges et des poussières.
    - A quinze ans je portais déjà des bikinis depuis longtemps !
    June leva les yeux au ciel :
    - Il est certain que tout le monde n’a pas tes formes de mannequin ma chère. Personnellement je préfère une fille ordinaire mais bien dans ses baskets qu’une fille qui n’en donne que par son physique. Mais quand les deux sont réunis , j’ai peut-être rencontré la fille idéale, n’est ce pas ?
    - Je suis heureuse de te l’entendre dire sweetheart.
    - S’il vous plaît jeune homme, pouvez vous m’aider à me lever ?
    - Bien sûr ! répondit June en offrant son bras à la vieille dame qui était assise quelques mètres devant lui dans un siège pliant à moitié enfoncé dans le sable : « - Beau temps de juillet, n’est ce pas ? » June s’apprêtait à répondre poliment que oui, interrompu par la voix criarde d’un vendeur à la sauvette : « - Chichis, beignets, sodas et une remise si vous en prenez deux ! »
    - Une glace gratuite pour le jeune homme et sa dulcinée ! ajouta t il en décochant un clin d’œil à Isabella qui le fusilla du regard, embarrassée.
    - Grand-mère ! Cela devrait te faire du bien de marcher au bord de l’eau, la marée est relativement… calme cet après-midi…
    June sentit ses jambes se dérober quand Salomé passa dans son champ de vision. Il la salua du regard mais la jeune fille détourna les yeux, gênée en s’enveloppant étroitement dans sa serviette. Elle extirpa un billet de cinq euros de son portefeuille :
    - Je vais acheter des glaces !
    Les joues écarlates, le cœur battant la chamade elle prit délibérément le chemin opposé vers le sommet de la dune marchant à grands pas parmi les herbes hautes. Elle laissa libre court à ses sanglots quand elle s’assura d’être à bonne distance de la baie, assise sur un banc poussiéreux en bordure du sentier côtier. Elle pleura à perdre haleine, les joues couvertes de larmes mêlées à l’eau de mer qui dégoulinait de ses cheveux raidis par le sel. Elle demeura immobile, le regard fixe jusqu’à ce que le soleil se teintât d’orange et d’or puis envisagea de retourner vers l’océan.
    - Qu’est ce qui t’a pris de disparaître comme ça, inopinément ? s’exclama sa grand-mère lorsqu’elle s’allongea dans le sable les jambes dépassant de sa serviette. Tes parents seraient fous d’inquiétude s’ils apprenaient ce qui s’est passé cet après midi !
    - Pas maintenant. Je ne veux pas en parler.

    Morose, Salomé erra parmi les stands du marché de nuit, ignorant les artistes amateurs proposant à bon prix des tatouages au henné et les marchands d’un soir hélant les passants à qui se mettrait à crier le plus fort pour attirer la clientèle. Elle ne parvenait pas à partager cette liesse générale qui lui chatouillait les tympans, se fondre dans la foule des estivants impatients d’assister au bal populaire.
    - Je suis désolé, tout est de ma faute prononça une voix masculine dans son dos. J’avoue que j’ai mal joué en me servant de toi comme faire-valoir pour rendre Isabella jalouse afin qu’elle comprenne que notre séparation était inévitable.
    - Enfoiré, tu m’as utilisée, manipulé mes sentiments à tes propres desseins ! Et tu espères que je vais accepter ça sans rien dire !
    - Je t’en prie, écoute moi !
    - N’approche pas !
    - Plus rien ne me lie à elle désormais!
    - Qu’est ce que je suis pour toi exactement ? J’aurais préféré ne jamais te rencontrer !
    - Tu… tu es une amie, oui une amie, de près ou de loin… Après tout on ne se connaît pas encore suffisamment pour…
    - Seulement « une amie » ? Sais tu à quel point j’ai souffert, enduré silencieusement en ton absence!
    Résolue à garder contenance, la jeune fille lui tourna le dos : « - Va t en ! » hoqueta elle en étouffant un sanglot. « - Je veillerais sur toi, je ne te laisserais pas tomber lâchement cette fois… je t’en supplie… cesse de pleurer ! » Il la prit dans ses bras mais elle le repoussa violemment : « - Il est trop tard ! »
    - Je t’en prie ! Une gifle le cueillit au niveau de la mâchoire, surpris il leva les yeux en reculant d’un pas. Isabella se tenait campée face à eux, une glace italienne dégoulinante à la main :
    - Espèce de pleurnichard, pris sur le fait! Tu as intérêt à te ressaisir sinon c’est moi qui vais te quitter en premier !
    Salomé regarda sa montre : »Vingt trois heures passées, je pense que je vais rentrer plus tôt que prévu. Passez une bonne fin de soirée en amoureux ou ce qu’il reste de votre relation ! »
    Outrée Isabella lui décocha un regard noir mais s’abstint de tout commentaire superflu. June fixa avec désespoir Salomé s’évaporer à l’horizon en remontant la rue à contre-courant de la foule, d’un pas décidé.
    - Chérie, c’est l’heure de se réveiller !
    Le soleil inonda son champ de vision quand Salomé ouvrit les yeux et les referma aussitôt. L’horloge de la cuisine sonna dix heures. Elle s’étira en baillant, s’appuyant sur un coude pour s’extirper de sous ses couvertures.
    - Comment s’est passée la soirée d’hier ? s’enquit sa grand-mère. Nous étions déjà couchés quand tu es rentrée.
    Salomé se remémora son altercation avec June, l’intervention d’Isabella, préféra mentir :
    - La fête battait encore son plein quand je suis partie, comme d’habitude il y avait du monde.
    Grand-mère Géraldine Kluster dévisagea sa petite-fille avec suspicion :
    - Tu viens de vivre une déception amoureuse, je me trompe ?
    - Ce n’est pas ça le problème… pas que ça en tous cas.
    Salomé ne fut pas d’humeur enjouée pour le restant de la journée. Elle mangea à peine au déjeuner, s’enferma dans sa chambre sans un mot après avoir débarrassé la table. La tête enfouie dans son oreiller pour étouffer son chagrin, elle ferma les yeux dans l’espoir fou de ne jamais se réveiller l’espace d’une seconde mais se ressaisit aussitôt, consciente qu’elle descendait la mauvaise pente à force de se morfondre sur son sort. Un chuintement intempestif la réveilla en sursaut vers seize heures de sa sieste prolongée. Elle s’étira en bâillant et attrapa un livre quelconque sur sa table de chevet pour faire semblant d’être occupée.
    - Chérie, tu ne devrais pas aller profiter de l’océan tant qu’il fait beau ? s’enquit Géraldine debout dans le chambranle de la porte, un ballot de linge sous le bras.

     Quelques évadés de la foule estivale déambulaient avec insouciance le long de la jetée bras dessus bras dessous armés de leurs appareils photos à qui prendrait les meilleurs clichés de l’océan depuis les rochers. Perchés qui sur un muret, qui sur un banc idéalement placé, tous fixaient d’un œil torve l’horizon à travers le viseur afin d’obtenir le meilleur cadrage possible.
    Le ciel se teinta de rouge et d’orange à l’approche du crépuscule. Même le plus splendide des couchers de soleil ne parvint pas à impressionner Salomé qui continua sa route avec indifférence. Elle prit le chemin du bourg en vue de rentrer chez elle par la route. Elle ne voulait pas contempler plus longtemps cette beauté aveuglante qui lui blessait les yeux. Depuis quand avait elle cessé de marcher ? Elle ne ressentait rien, coquille vidée de son énergie vitale, indifférente au reste du monde. Elle avait peine à réaliser ce qui se déroulait autour d’elle, ignorant les regards de la foule curieuse braqués dans sa direction. Puis elle sentit quelque chose la retenir par derrière, la retenir prisonnière. Elle voulut se dégager, se débattit, en vain.
    - Je…
    Une voix ? Ce n’était pas la sienne mais celle de l’autre, celui qu’elle voulait à tous prix oublier loin des yeux, loin du cœur. Ses bras l’enlacèrent, l’enveloppèrent jusqu’à ce qu’elle ne puisse pas ou ne plus s’échapper.
    - Je voulais te dire…
    Qu’il se taise ! Elle n’accepterait pas même ses plus plates excuses, plus maintenant. Elle voulut lui demander de partir, de ne jamais revenir mais elle en fut incapable. Pour une raison inconnue elle se sentit coupable tout à coup.
    - Au revoir…
    Il la relâcha. Elle le regarda s’évaporer dans la foule par dessus son épaule, confuse, désorientée. Elle sentit ses jambes se dérober :
    - June… je t’en supplie…

    A ses yeux le monde lui semblait vidé d’intérêt, fade et décoloré. Elle avala son dîner sans un sourire s’exilant dans le salon pour jouer au solitaire la vaisselle terminée.
    Un calot en schiste imité tomba malencontreusement du plateau rattrapé au vol par sa grand–mère qui sortit délicatement l’album photo familial de la bibliothèque et l’ouvrit avec précaution. En première page était épinglée une photo surexposée représentant Salomé aux côtés d’un garçonnet aux traits bonhommes habillé d’un T-shirt à l’effigie de Spiderman par-dessus son maillot de bain.
    - Julien Cérès, ton premier ami d’enfance. Il t’aimait bien, Géraldine commenta en se servant un bol de tisane parfumée à la camomille. Il avait bon caractère, je me demande ce qu’il est advenu de lui.
    Perplexe, Salomé referma délicatement l’ouvrage relié de cuir coûteux :
    - Je ne m’en souviens pas.
    - Pourtant tu en as fait tout un drame quand il a fallu plier bagage au moment de revenir à temps pour la rentrée des classes. Depuis tu ne l’as jamais vraiment oublié n’est ce pas ?
    - Grand-mère je ne comprends pas ! Il est impossible que je regrette quoi que ce soit, si tu dis la vérité, j’aurais tout fait pour le revoir!
    - Les choses n’arrivent jamais seules sans avoir été tôt ou tard provoquées volontairement, ce qui veut dire que rien n’est perdu. Un jour probablement, vous vous retrouverez j’en suis sûre. Quand ce jour arrivera, si jamais il arrive saisis ta chance lorsqu’elle se présentera à toi sans hésiter.
    Exaspérée, Salomé haussa les épaules :
    - Disons que je n’ai plus l’âge de croire au prince charmant Grand mère.
    Malgré tout une boule d’angoisse lui retourna l’estomac quand elle se glissa sous sa couette le soir même. Non, elle ne s’en était jamais remise mais refusait de l’admettre ouvertement. Certains comme Honey lui riraient au nez en la traitant d’idiote immature, d’autres lui parleraient d’amourette de jeunesse en lui disant de grandir. Toujours, il y avait ce sentiment de vide qui l’habitait toute entière à tel point qu’elle s’était rapprochée d’Hakim pour soulager la douleur de l’absence alors qu’ils avaient simplement partagé le même banc d’école quelques années s’appréciant amicalement comme des voisins de table qui passaient le plus clair de leur temps libre à jouer ensemble après l’étude du soir.  Mal à l’aise, Salomé se retourna dans son sommeil en se remémorant le visage brûlé par le soleil de Julien enfoncé sous un chapeau de paille trop large. Quel homme l’enfant était il devenu ?
    Claquement de portières, ronronnement du moteur.
    - Il faut partir Salomé !
    - Encore cinq minutes !
    - Nous reviendrons l’année prochaine !
    - Mais c’est trop long !
    - Allez monte, les vacances sont finies !
    Finie l’illusion naïve des retrouvailles : « Stupide, il ne se souviendra pas de son amie d’enfance d’il y a dix ans! » pensa la jeune fille avec amertume les yeux grands ouverts. Elle décida que c’en était fini car de toute façon cela n’avait jamais commencé.
    Ou presque. Elle eut un moment d’hésitation les doigts agrippés à la couverture en cuir relié de l’album photo familial. Elle retira un à un les clichés compromettants délavés par le temps et par le soleil. Au dos certains étaient datés et pas d’autres ; les plus vieux dataient d’il y a onze ans, écornés, rafistolés par endroits, éparpillés en désordre sur la moquette du salon. Elle ne pouvait se résoudre à s’en débarrasser donc elle se leva lentement pour les ramasser et les plaça dans le tiroir du buffet, rangea le reste dans la bibliothèque. Elle avala un verre d’eau glacée pour reprendre ses esprits et alla se recoucher sans trouver le sommeil.

    - Salomé, Julien n’allez pas jouer sur les rochers!
    - Maman, maman ! J’ai trouvé un trésor !
    Enthousiaste, la petite fille agita un seau rempli de coquillages multicolores à bout de bras, un grand sourire aux lèvres. Leia lâcha un soupir las, les poings sur les hanches :
    - Venez goûter les enfants! Vous allez finir par tomber, imprudents!
    - Mais c’est pas drôle!
    - Obéissez!
    - On arrive…
    Guillerette la fillette sauta de pierre en pierre d’un pas vif, quoique peu assuré. Soudain son pied dérapa le long d’une pierre glissante. « Fais attention ! » murmura Jullien à peine plus âgé qu’elle de quelques années. Il lui tendit une main secourable, aidant la fillette à rassembler son précieux butin tombé à la renverse. « On ferait mieux de descendre. »
    De nouveau l’adolescente se réveilla en sursaut, entortillée dans sa chemise de nuit. Un rêve venu du passé? Apparemment. Elle se leva et marcha sur la pointe des pieds jusqu’au salon, mettant sous tension le vieil ordinateur de bureau de sa grand-mère en passant. Armée d’un verre de jus d’orange elle coupa le volume et se connecta sur Facebook pour chercher un profil au nom de Julien Cérès mais ses recherches s’avérèrent infructueuses.
    - A force d’échouer, tu devrais te faire une raison.
    La jeune fille déglutit, prise sur le fait. « Grand-mère, je ne t’avais pas vue arriver. » Géraldine respira profondément. Elle posa une vieille main réconfortante sur l’épaule de sa petite-fille pour tenter de la consoler :
    - Moi aussi à ton âge je me souviens avoir eu le coup de foudre comme disent les jeunes de ta génération. Il avait tout pour lui : beauté, argent, carrière mais j’étais déjà fiancée à ton grand-père donc nous nous sommes séparés. On a correspondu amicalement quelques années puis petit à petit on a perdu le contact car nous avions chacun suivi des chemins bien différents. Et le temps s’en est allé, les saisons ont changé et je ne regrette rien car au fond de moi je sais que nous avons chacun refait notre vie ailleurs en quête du bonheur.
    - Je me sens ridicule, ça ne sert à rien de remuer le passé.
    Géraldine acquiesça pensivement en désignant l’almanach du menton :
    - C’était charmant et touchant à la fois de te voir trépigner d’impatience à l’approche du solstice d’été.
    - Son anniversaire ?
    - Oui, le 21 juin.
    - Stupide, à quoi ça m’avance de savoir sa date d’anniversaire ! Je ne l’ai pas revu depuis des années. J’ai sommeil, je vais me recoucher.
    - Bonne nuit trésor.

    Salomé admirait l’horizon, perchée au sommet des vagues sur un rocher en surplomb. Elle contemplait le platin se parer d’écume quand elle se surprit à éprouver une certaine nostalgie. Dix ans auparavant elle était assise au même endroit, sous le même soleil en compagnie de Julien.
    Assis en tailleur les deux enfants admiraient l’océan sans rien dire. Quelques minutes passèrent puis Julien décapsula d’un claquement sec une canette de soda volée en douce au marchand de glaces. « Tu en veux ? » demanda t il à son amie en évitant soigneusement de croiser son regard, embarrassé. « C’est pas bien de voler Ju’ ! Salomé s’exclama. « J’ai promis de payer plus tard ! » La fillette pouffa de rire, amusée : « Je parie que tu le feras pas ! » Julien se massa les cheveux, écarlate : « En fait je… c’était un prétexte pour prendre le verre de l’amitié comme disent les grandes personnes. » Salomé lui prit le récipient des mains et en avala quelques gorgées : « Idiot ! » Julien se rapprocha d’elle pour lui voler une bise sur la joue: « Tu vas me manquer Méli-Mélo. Ce sont peut être les dernières vacances qu’on passe ensemble avant le déménagement. »
    - Adieu Ju’…
    Salomé sursauta quand elle réalisa qu’elle avait parlé à voix haute perdue dans ses pensées. Elle s’essuya les yeux et remit ses sandales à la va-vite, sautant de pierre en pierre un pied après l’autre. Son cœur rata un battement quand ses talons s’enfoncèrent dans le platin gonflé d’eau de mer.
    - Salut, je suis venu te dire au revoir en passant.


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  • Une brise marine chargée d’embruns se leva, ébouriffant les cheveux de Salomé qui secoua la tête pour dégager quelques mèches rebelles de son champ de vision. Elle dévisagea June d’un regard méprisant, les bras croisés :
    - Au revoir alors. Va, tu as sûrement un train à prendre donc je ne te retiens pas.
    - Tu m’en veux tant que ça?
    - Tu as trahi ma confiance en utilisant mes sentiments à ton égard à tes propres fins
    Troublé, le jeune homme baissa les yeux, les mains jointes sur la poignée de sa valise. Il se racla la gorge en fixant l’horizon :
    - J’ai merdé. Ce n’est pas ce que tu crois, pas du tout. Mais si tu persistes à rejeter les miens, tant pis je m’en vais pour de bon. Point final, dernier chapitre.
    - Tu l’as cherché, non ?
    - Haha! Ouvre les yeux! Au lieu de te réfugier dans un monde de virtualité pour soulager tes blessures, regarde le monde autour de toi, préoccupe-toi réellement des gens qui t’entourent !
    - On a déjà eu cette conversation !
    June haussa les épaules :
    - Tu ne sais rien de moi après tout.
    - Hein ?
    Sa remarque intrigua Salomé qui sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine. Le jeune homme qui se tenait debout face à elle lui parut soudain être un parfait inconnu à qui elle aurait accordé sa confiance aveuglément sans prendre la mesure de ses actes.
    - Tu ne me poses jamais de questions donc je ne t’ai jamais apporté de réponses. Mon passé, ma famille, mes secrets : rien, tu ne sais rien de moi alors comment notre relation pouvait-elle perdurer ?
    - Tu… tu n’aimes pas parler de toi donc je n’ai pas jugé utile de…
    - Isabella a raison, tu n’es qu’une gamine immature dans un corps d’adolescente !
    - June !... Egocentrique, manipulateur, lâche : c’est avoir le beau rôle selon toi ?
    - Ça a pris du temps… j’y suis arrivé… pourquoi pas toi ?
    - De quoi tu parles ?
    - Peu importe. Vis ta vie comme tu l’entends, j’y peux rien si tu refuses d’ouvrir les yeux.
    Impassible, June lui tourna le dos sans un mot, lui jetant un regard en coin par dessus son épaule :
    - Ce sont des choses de grandes personnes, tu comprendras plus tard. Mais pas trop tard j’espère.
    Sur ces mots il tourna les talons en direction de la digue :
    - Au revoir Salomé.
    Salomé sentit un besoin urgent de le retenir pour obtenir plus d’explications mais il s’éclipsa avant même qu’elle ait pris la parole. 

    Une semaine entre mer et campagne parut durer une éternité selon Salomé qui fut soulagée de replonger dans l’effervescence du trafic urbain à son retour, impatiente de goûter aux joies et déconvenues de la vie universitaire pour faire table rase du passé, et somme toute oublier sa mésaventure de jeunesse désastreuse avec June qui s’était montré odieux envers elle tout compte fait. Pourtant le souvenir de son visage bienveillant la hantait jusque dans ses rêveries les plus intimes. La seconde d’après elle maudissait son égocentrisme en le traitant de manipulateur narcissique. Et ainsi de suite.
    Jusqu’à ce jour de septembre où la maison d’en face longtemps inoccupée fut vendue à un couple de jeunes retraités désireux d’investir dans l’immobilier pour remplir leur assurance vie. Du moins ce furent les rumeurs qui couraient à leur sujet avant même leur arrivée, rapportées avec dédain par Xavier à l’heure du dîner le soir précédant la conférence de rentrée de Salomé. Elle s’appelait Clémence, lui Roland : tous deux avaient mené un train de vie aisé, quinquagénaires complexés en quête d’une nouvelle vie loin de la capitale :
    - Leur fils aîné a décroché avec brio un diplôme d’informatique spécialité réseaux et télécommunications l’année dernière, promis à une carrière de community manager. Son frère cadet, quant à lui, consacre son temps libre à composer de la « musique » dans sa chambre, raconta Xavier en se resservant un verre de vin. Ses parents voient en lui un adulescent négligé et asocial au potentiel insoupçonné.
    - Nous devrions les inviter à boire un verre pour leur souhaiter la bienvenue, proposa Leia un grand sourire aux lèvres. Qu’en penses tu ?
    - Laisse tomber. Aujourd’hui ils te disent bonjour, demain ils t’auront déjà oublié.
    - Tu es défaitiste ! Leia lui reprocha gentiment en levant les yeux au ciel.
    - Faut voir comment les gens se comportent de nos jours !

    « - La notion de personne au sens juridique du terme est fondée sur la distinction entre personne physique et personne morale… L’article 16 du Code civil consacre les droits de la personnalité… Quant aux personnes morales de droit public… » Assise au premier rang, Salomé fixa l’estrade avec inquiétude, pianotant sur son clavier à toute vitesse, se demandant à juste titre pourquoi elle avait choisi de s’inscrire en droit.
    Un adolescent dégingandé vêtu d’un blouson en cuir délavé entra dans l’amphi à la pause de midi, un casque de moto sous le bras. Il salua d’un sourire charmeur un groupe de filles assises deux rangs plus haut puis monta rejoindre ses amis au fond de la salle, une bande de trublions qui n’avaient cessé de rire à gorge déployée durant l’heure précédente. « Pff, y’a que les intellos qui se mettent au premier rang dès les premiers cours ! » lança t il à la cantonade d’un ton moqueur en passant à la hauteur de Salomé. « Une banane ? T’as oublié ton argent de poche pour déjeuner ? C’est pas bien dirait ta maman, tu vas te faire gronder ! » ajouta t il en ramassant une pièce de dix centimes oubliée sous un pied de table.
    Sa remarque provoqua un fou rire général. Ecarlate Salomé se replongea dans son cours pour masquer son embarras mais tous les regards étaient désormais braqués sur elle.
    - Dis, on s’est déjà vus quelque part ?
    - Hein ?
    Il la dévisagea par dessus son épaule avec dédain :
    - Bah alors, t’as quel âge pour rougir comme ça dès qu’un garçon t’aborde ?
    - Seize ans.
    - T’es qu’une gamine à peine sortie de la puberté en fait !
    Il tourna les talons sans attendre sa réponse, satisfait de sa dernière réplique. Exaspérée Salomé se leva d’un bond et remonta l’allée à grandes enjambées sous une marée de regards abasourdis :
    - Humilier l’autre pour légitimer ta propre lâcheté, est ce digne d’un étudiant qui se dit mature ? s’écria t elle en le saisissant par le col de son blouson.
    - Oh le chaton montre ses griffes ! s’esclaffa-t-il sarcastiquement.
    Son meilleur ami, un dénommé Olivier, avachi sur son sac à dos en bout de rangée, jeta un regard en coin à son camarade :
    - Laisse tomber cette fille si elle n’est pas digne d’intérêt à tes yeux.
    - Mouais, je devrais.
    Il détourna le regard en direction de l’horloge perchée au dessus de l’estrade mais se ravisa :
    - Au fait tu ne m’as pas répondu : est ce qu’on se serait pas déjà vus quelque part, par hasard ?
    - Je… je ne crois pas Salomé balbutia d’un ton gêné.
    Le garçon haussa les épaules et lança son chewing-gum dans la poubelle la plus proche d’une pichenette en poussant un soupir exaspéré : « Hors de ma vue crevette ! »

    Adossée contre un pilier dans le hall, Salomé sirotait une canette de soda d’un air désabusé en observant son bourreau et ses sbires s’esclaffer agglutinés autour d’un ordinateur portable de marque américaine flambant neuf, le volume suffisamment élevé pour qu’elle puisse profiter de l’objet de leurs rigolades.
    Il s’appelait Corentin. Redoublant et fier de l’être, sa popularité était d’ores et déjà acquise parmi les nouveaux arrivants qui ne manqueraient pas d’avoir recours à ses services le moment venu. De plus, séducteur invétéré, il avait tout pour plaire. Loin d’être un étudiant modèle néanmoins, il ne se démarquait pas par son intelligence, davantage expert en tonus alcoolisés, très alcoolisés à tous égards, qu’en droit des biens et des personnes.
    Salomé, quant à elle, ne l’appréciait pas, d’une part parce qu’il se montrait égocentrique et intéressé, d’autre part parce qu’il ne lui inspirait aucune sympathie de par ses manœuvres entreprenantes. Il menait son petit monde à la baguette en bon chef d’orchestre : tout un chacun lui obéissait au doigt et à l’œil sous peine d’être exclu de son cercle amical très fermé. Et Salomé n’en faisait pas partie, à tout point de vue.
    Leur conversation allait bon train, à qui avait passé l’été aux tropiques, à qui irait au week-end d’intégration. Le week-end d’intégration … Salomé n’avait aucunement l’intention d’y participer si c’était pour se ridiculiser, elle qui ne trouverait personne pour l’y accompagner d’ici la fin de la semaine. Elle ne voulait pas se faire remarquer d’emblée par son inaptitude à se socialiser avec ses pairs. Avec le temps y arriverait-elle peut être, mais à son rythme.
    - J’ai un grand frère plus vieux que moi de deux ans à tout casser. Il a fini des études d’informatique option réseaux et télécoms l’année dernière.
    La jeune fille tiqua en entendant Corentin se vanter à la cantonade de la réussite professionnelle de son frère aîné. Le lascar raconta à qui voulait l’entendre que l’intéressé était le petit génie de la famille, l’enfant prodige qui faisait la fierté de ses parents. Contrairement à Corentin qui se faisait réprimander à tout bout de champ tantôt pour des broutilles, tantôt parce qu’il faisait des études pour rien s’il ne montrait pas plus de motivation pour prouver sa valeur et sa capacité à travailler.
    Salomé soupira de dépit en pensant à sa propre situation. Il lui fallait décrocher son année à la première session d’examens si elle souhaitait poursuivre ses études en faculté, sans quoi elle n’aurait pas le luxe de redoubler. C’était le prix à payer en échange d’une indépendance longtemps désirée.
    Devenir adulte impliquait de faire des concessions. Mais elle n’était pas prête à lâcher prise, à peine sortie de l’adolescence. Depuis quelque temps la présence de June et des autres lui manquait. Quand bien même cette étape de sa vie s’était achevée dans le chagrin et les larmes tous les huit avaient partagé des bons moments ensemble, chose inimaginable à l’époque où elle fréquentait le lycée Saint Michel. Même Alice avait pris ses distances avec elle depuis qu’elle avait rencontré Honey rapidement devenue sa meilleure amie et confidente. L’appartement rue de l’Oliveraie était devenu au fil du des mois un havre de paix pour Salomé quand elle se sentait au plus bas d’elle-même mais un tel bonheur lui était désormais refusé. Une pointe de regret lui secoua la poitrine. Elle se remémora avec amertume les derniers mots d’adieux de June avant son départ. Il avait raison sur toute la ligne. Elle écoutait ses propres sentiments, dirigée par ses émotions, et ne se préoccupait pas ou peu des autres : si elle désirait s’intégrer elle devait garder les deux pieds sur terre, elle qui se complaisait dans la solitude par le truchement de son double virtuel qui lui avait procuré jusqu’à maintenant un semblant de vie sociale par écran interposé.
    Elle regretta de ne pas l’avoir écouté et de s’être entêtée dans le déni mais réalisa qu’elle ne pouvait plus faire marche arrière pour réparer les conséquences de ses erreurs. Elle admit volontiers que June lui manquait énormément. Mais il avait une vie qui le comblait, des amis sur qui compter et un métier qui lui permettait à la fois de subvenir à ses besoins et de concilier son temps entre sa carrière et ses passions. Elle ne le jalousait pas pour autant, persuadée qu’il était un homme chanceux à qui tout avait réussi, né sous une bonne étoile. Cela lui suffisait. Elle choisît de tourner la page et de cesser de penser à lui. Elle chassa ces réflexions de son esprit pour le restant de la journée jusqu’au soir où, de retour chez elle, elle fit la connaissance des nouveaux propriétaires d’en face attablés avec ses parents le temps d’un apéritif.


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  • Une odeur festive s'échappait du salon quand Salomé entra dans le vestibule et referma la porte derrière elle d'un claquement sec. Les uns parlaient fort, les autres trinquaient à la santé d'une nouvelle vie loin de la capitale. Sûrement les nouveaux propriétaires, pensa Salomé en retirant ses chaussures. Encore troublée par sa rencontre avec Corentin le matin même elle voulut s’absenter pour aller travailler au calme dans sa chambre mais c'était sans compter sur sa mère qui la héla depuis le canapé:
    - Voyons chérie, tu ne viens pas dire bonjour à nos invités?
    Gênée l'intéressée se sentit obligée de venir à la rencontre de Clémence et Roland pour les saluer poliment. Quelle ne fut pas sa stupéfaction quand Clémence se leva d'un bond avec un sourire avenant aux lèvres pour lui serrer la main:
    - Comme tu as grandi Salomé, tu te souviens de nous? Tu étais haute comme trois pommes la dernière fois qu'on s'est vus!
    Déconcertée Salomé ne put s'empêcher d'afficher une moue dubitative. Sa mère la fusilla du regard, outrée par son impolitesse. La jeune fille se contenta d'hausser les épaules:
    - J'étais sans doute trop jeune pour m'en souvenir, je suis désolée. Ravie de vous rencontrer en tous cas.
    - Tu peux me tutoyer si tu le souhaites, après tout on est voisins à compter d'aujourd'hui!
    Salomé jeta un regard en coin à sa mère qui secoua la tête. Elle prit place à la droite de son père et demanda à boire un verre de limonade tandis qu'elle observait avec attention ce qui se tramait autour d'elle. Clémence était d'un naturel extraverti déconcertant. Au contraire Roland affichait une attitude réservée, avare en démonstrations émotives. Clémence arbora un large sourire tout au long de la soirée sous l'oeil vigilant de son époux qui parla économie et architecture avec Xavier tandis que les femmes discutaient littérature. Salomé se sentit mal à l'aise, mise à l'écart bien que conviée aux festivités. Puis vint l'heure des embrassades à l’heure de vaquer à ses occupations respectives. Au moment de franchir le pas de la porte, Clémence décocha un clin d'oeil à Salomé:
    - Alors il paraît que tu t'es inscrite en fac de droit? Il va falloir travailler sérieusement, pas comme ce feignant qui ne pouvait pas venir ce soir sous prétexte d’aller étudier chez un copain. Je n'y crois pas une seule seconde venant de lui!
    - Je ne peux qu'acquiescer, j'ai déjà un emploi du temps chargé jusqu'à la Toussaint, je vais faire de mon mieux pour démarrer du bon pied ...
    - Fais attention à ne pas te faire rattraper par le temps, les examens arrivent presque trop vite à mon goût! Vous n'êtes pas préparés à affronter les exercices juridiques en un semestre alors que vous sortez à peine du lycée!
    - Souviens toi, ils commencent par étudier la méthode du commentaire du texte, intervint Roland en tendant à Clémence son sac à main.
    - Ah oui c'est vrai! Bon courage en tous cas, la partie n'est pas gagnée d'avance et le jeu en vaut la chandelle! Au plaisir de te revoir, on a du temps à rattraper!
    Sonnée Salomé les regarda s'éloigner le long du trottoir en direction du boulevard. Leia referma la porte et verrouilla le battant avant de faire volte-face:
    - Tu n'as pas décroché un mot de la soirée! Il a fallu que Clémence te questionne sur tes études pour que tu finisses par en parler!
    - Si seulement j'avais des choses à raconter ... Au fait qui sont ils?
    - Décidément Salomé, tu n’es pas très physionomiste, lui reprocha sa mère. Certes ça fait longtemps qu'on ne s'était pas revus, mais tu aurais pu faire un effort de mémoire!
    - Comme je l'ai dit, j'étais sans doute trop petite à l'époque pour m'en souvenir ...
    Leia frappa dans ses mains:
    - Leurs enfants et toi étiez très bons amis avant que la famille Cérès déménage. Surtout leur fils aîné avec qui tu as le plus sympathisé. Néanmoins, à cause de votre importante différence d’âge, vous avez perdu contact au fur et à mesure des années. Vous n'y pouviez rien si la distance vous a séparés. Au fait, comment s'est passée ta première journée de cours?
    - Bien dans l'ensemble, on avance vite, répondit laconiquement Salomé en s'emparant de son sac à dos. Je monte dans ma chambre remettre au propre mes prises de notes.
    - D'accord, pense à descendre dans une demi-heure pour le dîner. 

    Sitôt enfermée à double tour dans son jardin secret jonché de vêtements en désordre, Salomé retourna ses tiroirs de fond en comble pour retrouver un disque dur externe sur lequel elle conservait sa bibliothèque de photos: prises à la volée ou glanées sur le Net, méticuleusement triées par date parmi l’arborescence désordonnée de son ordinateur. L'appareil renfermait notamment les dizaines de photos d'autrefois qu'elle avait pris soin de numériser, un jour gris où elle s'ennuyait, afin de s'assurer qu'elles résistent à l'épreuve du temps. L'ustensile était entortillé dans une masse de câbles indistincte qu'elle prit soin de démêler un par un. Elle le brancha sur son nouveau terminal avec une pointe de tristesse dans la gorge. La nostalgie des jours ensoleillés d’une enfance heureuse refit surface, une enfance volée qui s'était terminée trop tôt. Le passé rongeait de l'intérieur cette part d'elle-même qui aspirait au bonheur d'avoir une vie normale sans d'autre souci que de gravir les échelons d'une société dans laquelle il lui fallait trouver sa place. Elle n'avait pas le luxe de flancher: elle décida qu'elle allait se prendre en main au lieu de se morfondre sans arrêt sur son sort. La mélancolie était un vicieux poignard qui lui transperça le cœur en regardant la barre d'importation défiler.

    2002

    Le soleil perça à travers les nuages en fin d'après-midi quand la marée commença à descendre. L'horizon se para de rouge et d'or à l'approche de la nuit. Trois enfants, dont deux garçons et une fillette assis en tailleur à même le sable, se racontaient des histoires drôles en jouant à la bataille sous la surveillance de leurs parents réunis autour d'un pique-nique improvisé. Le mois d'août touchait déjà à sa fin. Les vacances étaient passées en un clin d'œil, si vite que la sortie des classes semblait hier.
    - Il paraît qu'on déménage en septembre. Ça veut dire qu'on s'écrira de temps à autre mais on ne pourra plus se voir, avoua Julien après un moment d'hésitation.
    - Mais on restera amis même si on est plus voisins? Tu vas me manquer Ju', protesta Salomé.
    - Ouais on monte à la capitale parce qu'il y a des opportunités de travail supplémentaires là-bas comme disent les grandes personnes, son frère cadet acquiesça.
    Du haut de ses six ans et demi Salomé trouva que les frères Cérès étaient bien chanceux d''avoir une vie pleine de rebondissements. Cela la rendait triste de réaliser qu'ils se voyaient sûrement pour la dernière fois. " Pleure pas, hein Méli-Mélo? C'est pas la fin du monde, on se reverra ..." Julien prononça pour la réconforter mais cela ne fit qu'aggraver les pleurs de Salomé qui s'essuya les yeux d'un revers de la main: " Vous allez me manquer!" Julien se rapprocha d'elle et posa une main amicale sur son épaule: " Tu vas t'en faire des amis et tu ne seras pas seule, tu n'imagines pas ce que l'avenir te réserve."
    Il extirpa de sa poche une liasse de photos sur papier glacé: " Choisis-en quelques unes, comme ça tu te souviendras de nous pour toujours!"

    2012

    Ces clichés d’un autre temps Salomé les avait conservés avec soin, rangés dans une boîte à souvenirs tapissée de collages divers. Cette boîte qu'elle avait remplie au fil des années de souvenirs de voyages, de photos et de breloques en pagaille contenait une partie de sa mémoire. Le Julien d'il y a dix ans souriait à pleines dents à la caméra comme à son habitude. Elle sourit avec tendresse en regardant un à un les clichés étalés sur sa table de travail. Elle aurait voulu le connaître davantage. Ils n'avaient pas eu le temps de nouer véritablement une amitié solide. A ses côtés elle se sentait pousser des ailes. Sa présence était rassurante comme si rien de grave ne pouvait leur arriver. Et pourtant... Le départ inopiné des Cérès l'avait bouleversée. A l'époque elle aurait été cependant bien incapable de mettre des mots sur ses sentiments à l'égard de Julien. Et était trop jeune pour y réfléchir sous cet angle. Il était quatre ans plus âgé qu'elle et pensait déjà à sa future rentrée au collège alors qu'elle jouait encore à la poupée avec sa meilleure amie Alice après l'école. Julien faisait définitivement partie de la catégorie des amis d'enfance qui vont et viennent, vite oubliés et remplacés.
    Mais quand Salomé se leva pour descendre mettre la table une drôle de boule lui entrava la gorge, au moment de mettre de l'ordre dans les reliques délavées d'une époque terminée. Le manque se fit ressentir douloureusement au plus profond d'elle-même, un manque qu'elle n'avait jamais ressenti de manière aussi brusque auparavant. Elle eut la désagréable impression de passer à côté d'une pièce maîtresse du puzzle de son adolescence, la millième pièce qui manque pour compléter le jeu quand la boîte est vide, à l'image de sa vie en morceaux.
    " Les choses n’arrivent jamais seules sans avoir été tôt ou tard provoquées volontairement, ce qui veut dire que rien n’est perdu. Un jour probablement, vous vous retrouverez j’en suis sûre. Quand ce jour arrivera, si jamais il arrive saisis ta chance lorsqu’elle se présentera à toi sans hésiter." Les mots de Mamie Géraldine lui revinrent à l'esprit. Elle pensa que sa grand-mère parlait avec sagesse. Son intuition trompait rarement la vieille dame qui avait vu sa petite-fille se transformer en l'espace d'un an. Enjouée et débordante de joie de vivre elle devint une fillette taciturne et renfermée sur elle même qui se confiait rarement à autrui, sinon à son journal intime. Le silence des mots la réconfortait. Qui l'eut connue personnellement savait qu'elle avait été une enfant joyeuse avant. Derrière son sourire de façade, elle était différente. Même le plus avisé des pédopsychiatres s’était heurté à son mutisme au grand dam de Leia et Xavier. Géraldine avait observé la course inexorable du destin se dérouler sous ses yeux ébahis depuis son rocking-chair. Comment ne pas comprendre que perdre un ami cher était une raison suffisante pour détester la vie à un âge où les premières amitiés se nouaient à l'entrée dans la cour des grands?
    La force lui manqua. Salomé réalisa avec regret qu'elle avait grandi avec cette souffrance qui avait façonné l'adolescente, insensible, réfugiée dans son monde intérieur pour échapper à la réalité. Elle devait revoir Julien d'une manière ou d'une autre.

    Elle arriva en cours le lendemain avec la ferme résolution de ne pas devenir le souffre-douleur de Corentin. Elle s'assit au premier rang sous les regards goguenards de ses camarades sans leur prêter attention et se connecta sur le Net en attendant le début de la session. Aucune trace d'un Julien Cérès ni sur Facebook, ni sur Twitter ou encore LinkedIn. Cela la découragea d'avance dans ses recherches. Décidément, si Julien était encore de ce monde, il était bien caché. Caché? Elle se demanda pourquoi il se serait employé à dissimuler son identité civile avec un tel soin. Aucune trace de lui dans la base de données de Google non plus. 'Ok, s'il veut garder l'anonymat, qu'il y reste" pesta-elle intérieurement en ouvrant un nouveau document texte.
    - T’as des vues sur quelqu'un, crevette?
    Elle releva la tête brusquement en entendant la voix de Corentin. Elle lui jeta un regard noir en abaissant l'écran de son ordinateur à demi d'un geste de protection instinctif:
    - Ça te regarde peut-être?
    - Bah écoute, ça fait une bonne dizaine de minutes que tu écumes les réseaux sociaux pour trouver le profil de je ne sais qui. Stalkeuse sur les bords, hein?
    - Je ne te permets pas de me juger, je fais ce que bon me semble!
    Corentin croisa les bras:
    - Écoute, désolé pour hier. J'ai été vache et je m'en excuse. Mais tu l'as bien cherché!
    - Pourquoi ce revirement de situation? Tu ne me portes pas dans ton cœur et moi non plus réciproquement d'ailleurs ...
    - On s'est déjà vus, et pour cause crevette, on s'est connus il y a longtemps.
    - Arrête de m'appeler crevette, persifla Salomé entre ses dents.
    Le jeune homme se fendit d'un sourire sarcastique:
    - Crevette un jour, crevette pour toujours! Trêve de disputes entre crustacés, on va devoir se supporter que tu le veuilles ou non!
    - Ah bon, pourquoi?
    - J'ai cru comprendre qu'on était voisins, à en juger par l'excitation de ma mère quand je suis rentré de chez un pote hier soir.
    Le cerveau de Salomé mit quelques secondes à assimiler cette information. La jeune fille fixa Corentin avec étonnement:
    - Ah, tu es donc cette personne.... Ta mère ne tarit point d'éloges en ton absence, haha...
    - T'es longue à la détente dis moi! M'en fiche, je voulais pas aller en fac depuis le départ quoi qu'il m'arrive.
    Salomé se redressa sur son séant en étouffant un bâillement:
    - Elle dit que tu devrais t'investir un peu plus dans tes études.
    Corentin tiqua. Il jeta un regard en coin à l'horloge. Bientôt la pause serait terminée. Il se rapprocha de Salomé pour se trouver à sa hauteur:
    - Ma mère, je m'en fiche de ce qu'elle dira. Elle pourra toujours essayer de me forcer à réussir, je ferais ce que je veux quand je le veux. Et surtout qu'elle ne me compare pas avec cet imbécile qui passe le plus clair de ses journées à jouer à l'apprenti administrateur. Tu t'occupes de tes affaires et tu ne viens pas t'immiscer dans les nôtres, capish crevette?
    Salomé eut un mouvement de recul face à l'hostilité affichée de Corentin. Elle voulut le retenir mais il s'éclipsa aussi vite qu'il était arrivé. Elle le regarda par-dessus son épaule remonter l'allée en quelques enjambées, un câble de téléphone rafistolé à la main. Un homme vêtu d'un costume-cravate entra muni d'un ordinateur hors d'âge. Elle mit ses pensées en sourdine et ralluma le sien. Le cours allait commencer.


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