• 06- Nouveau départ

    La semaine de Salomé fut partagée entre le repos, les devoirs à rendre et les séances de kiné. Aucune autre activité ne lui était permise et elle s’ennuyait. Elle avait perdu le goût de la lecture en découvrant les joies de l’informatique et n’avait pas le courage de lire les livres que sa mère emprunta pour elle à la médiathèque.
    A sa sortie de l’hôpital les contraintes du quotidien prirent le dessus sur tout le reste et rattraper les cours manqués devint son unique préoccupation. Comme promis Anon_330 avait bel et bien disparu de sa vie. Février arriva en un clin d’œil et elle se força à assister à des cours de rattrapage en maths et en histoire pendant les vacances d’hiver.

    Le matin du 14 février, jour de son anniversaire, sa mère avait un rendez vous à huit heures et demie à l’ANPE pour un bilan professionnel. Lorsque Salomé se leva à neuf heures il n’y avait aucune carte d’anniversaire sur la table de cuisine. Elle eut un pincement au cœur : depuis des années personne ne lui avait souhaité son anniversaire sauf ses parents. Si sa mère elle-même avait oublié voilà une preuve flagrante qu’elle était délaissée et ignorée.
    Par ailleurs elle n’était pas d’humeur à fêter la Saint Valentin.
    Pour chasser le désespoir et l’ennui elle s’habilla rapidement et décida d’aller flâner parmi les rayons du magasin Cash mania de son quartier dans la perspective de dénicher un ordinateur neuf ou de seconde main en promotion.

    A travers la vitrine elle guetta la rue pour s’assurer que sa mère n’était pas dans les parages et s’intéressa à un déstockage de MacBook en solde.
    Elle arrêta son choix sur un MacBook pro de seconde main et s’apprêtait à quitter le magasin pour aller comparer la différence de prix avec la concurrence lorsqu’une voix familière s’éleva dans son dos :
    - Puis je vous conseiller ?
    - Non merci j’allais partir, répondit machinalement Salomé en se retournant.
    Elle se retrouva nez à nez avec un jeune vendeur au sourire avenant. Privilégié par la nature il était doté d’une carrure athlétique qui contribuait pour beaucoup à son charme séduisant. Salomé se surprit à rougir légèrement. Le jeune homme détecta sa gêne et la précéda vers le rayon informatique essentiellement composé de matériel d’occasion de bonne facture :
    - Nous avons ici de très bons ordinateurs à des prix imbattables. Je préfère vous avertir tout de suite ceux qui semblent vous intéresser sont sans doute plus performants mais un peu datés et je doute qu’il vous soit possible de disposer d’une assistance technique complète sur ce genre de modèle à l’avenir.
    Salomé ne l’écoutait plus, sous le choc. Coup de théâtre elle n’aurait pu s’y attendre mais reconnut Anon_330 aux intonations de sa voix. Les masques tombèrent lorsqu’elle réalisa qu’il menait une double vie. Le jour il travaillait comme vendeur chez Cash mania, la nuit il se transformait en redoutable hacker.
    Avec ses cheveux ébène, son teint hâlé et ses yeux outremer il ressemblait beaucoup à Hakim aux yeux de Salomé. Elle faillit lui demander son nom quand elle se rappela qu’il avait obligation de garder l’anonymat. Elle se sentit idiote et prétexta qu’elle avait rendez-vous pour s’enfuir par une ruelle adjacente.

    Essoufflée elle fit halte dans le premier café venu. Elle commanda un diabolo menthe et le but à petites gorgées en reprenant son souffle.
    Elle était en état de grande agitation ses émotions chamboulées par cette rencontre saugrenue et inattendue. Pourquoi voir ou entendre Anon_330 la mettait ainsi dans tous ses états ? Cette question ne trouva pas en elle de réponse immédiate. Etait ce la conséquence d’une réalité insurmontable qui s’imposait à elle et qu’elle refusait d’admettre ?
    Elle n’arrivait plus à réfléchir et connecta sa tablette tactile au réseau Wifi du bar pour vérifier ses mails. Cela faisait plus de deux semaines qu’elle n’avait plus accès à Internet et une foule de messages s’empressa de saturer à bloc sa boîte de réception. Elle mit un certain temps à les trier : il y avait pêle-mêle des notifications, des demandes d’amitié, des chaînes d’actualité automatiques, des spams. A croire qu’elle retournait vers la civilisation après avoir vécu sur une île déserte pendant un mois. Bien que ce fût idiot, la métaphore lui plut car sa tentative de suicide ressemblait plus ou moins à une traversée du désert.
    Il y avait eu beaucoup de bouleversements en son absence. A comme Arobase avait été suspendu pendant 72h pour fautes graves. Son compte avait malencontreusement été supprimé par un développeur au moment de déverrouiller le site. Par chance une sauvegarde avait permis de tout réhabiliter mais la plupart des articles ne s’étaient pas chargés dans leur état d’origine. Cela désespéra encore davantage Salomé en laissant présager de l’étendue des réparations à effectuer.
    Habituellement elle n’était pas rancunière mais en voulut profondément à Anon_330 en cet instant.
    - Salut Jeff ! J’ai cinq minutes de pause, un panaché comme d’habitude s’il te plaît.
    « Quand on parle du loup… » Salomé pensa amèrement en savourant la dernière gorgée de son diabolo menthe.
    Il se tenait de dos vis à vis d’elle, adossé au bar.
    Elle ne pouvait plus s’enfuir. Elle ne devait plus s’enfuir. Elle posa son addition sur le comptoir. Il la regarda et lui sourit. Pas le sourire condescendant dont la plupart des gens la gratifiaient, elle l’éternelle solitaire. Un sourire sincère. Un sourire chaleureux. C’était la première fois que quelqu’un lui souriait avec une telle gentillesse dans le regard comme dans l’expression. Elle en était si stupéfaite qu’elle en perdit ses moyens et resta sans voix. « Qui es tu ? » voulait-elle lui demander mais aucun son ne franchit ses lèvres.
    - Salomé ! Que fais tu toute seule au bar à ton âge ?!

     Leia Kluster. Salomé maudit sa mère d’arriver à un moment aussi gênant et inopportun. Puis elle pensa qu’elle avait été imprudente. Il était évident que sa mère n’allait pas laisser passer cet écart de conduite. Elle avait toujours été trop protectrice et surveillait les moindres faits et gestes de sa fille unique qu’elle jugeait encore trop jeune pour sortir toute seule où bon lui semblait.
    - Tu as oublié que j’ai seize ans depuis ce matin. Je suis assez grande pour me prendre en charge et savoir ce qui est bien ou pas pour mon équilibre, fit-elle remarquer en aparté à sa mère.
    Celle ci secoua la tête :
    - Seize ans ce n’est qu’une demi-majorité. Tu es toujours mineure je te rappelle et tant que tu vivras sous mon toit tu surveilleras ton comportement et tes manières.
    C’était un combat perdu d’avance. Salomé soupira, vaincue. Anon_330 n’osa pas intervenir. Tous les regards étaient tournés vers eux.
    - Rentrons, dit seulement Leia.
    Salomé voulut protester mais sa mère la prit par le bras et la fit monter de force à l’arrière de la Xantia garée en double file. Salomé se retourna pour voir Anon_330 la regarder droit dans les yeux avec compassion. Elle se surprit à penser que le destin s’acharnait décidément à les séparer.


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