• 11- Connexion déconnexion

    Le dimanche soir le paysage télévisuel était d’un mortel ennui, seule une comédie romantique légère et insouciante se détachait du lot mais Hakim n’était pas d’humeur à partager cette joie et cette innocence. Dévasté il se recroquevilla sur lui même le front dans les mains, les genoux remontés contre le buste. Le cœur au bord d’imploser il éclata en sanglots et aurait bien été incapable de contenir ses larmes une fois de plus.
    Le plus douloureux était ce sentiment insurmontable de profond regret car malgré toutes les épreuves qu’ensemble lui et Salomé avaient surmonté pour se retrouver il nourrissait l’espoir secret de la voir revenir vers lui un jour. Elle l’aimait c’était indéniable mais ne mesurait pas combien cet amour était réciproque en retour et même bien au delà de ce que la raison pouvait envisager. Il l’avait blessée, elle le faisait souffrir davantage en feignant de l’ignorer alors qu’il lui avait présenté avec émoi ses excuses les plus sincères.Il sortit sur le balcon griller une cigarette. L’air du soir était calme mais en rien paisible propice à la mélancolie. Il sentait l’enfant triste et nostalgique remonter à la surface. Sa mémoire faisait ressurgir des souvenirs qu’il aurait préféré oublier.
    Ce terrible sentiment d’injustice lorsque la police était descendue à l’appartement en pleine nuit. La séparation forcée et le remords de ne pas avoir revu Salomé une dernière fois avant le départ. Se prendre d’affection pour une ville qu’il ne connaissait pas dans un pays où il se sentait étranger, un nouvel environnement dans lequel il allait grandir par la suite sans enthousiasme. C’était plus que ses nerfs ne pouvaient supporter et il s’abandonna à son chagrin intérieur en signe de reddition.
    Il s’effondra en travers de son sofa les bras en croix les joues brûlantes à force de pleurer. Il ne sut combien d’heures il resta prostré dans cette position au bord du gouffre. La caresse du soleil sur sa nuque le réveilla. Il se releva et fit face courageusement à son piteux reflet dans le miroir de la salle de bains. La peau de ses joues était tirée d’avoir trop pleuré. Ses yeux étaient gonflés et cernés de rouge, sans éclat. Il s’aspergea le visage d’eau glacée pour remettre ses idées en ordre et considérer rationnellement la situation et les possibilités de rédemption qui s’offraient à lui que ce soit pour tenter de reconstruire une relation stable avec Salomé ou admettre qu’ils n’étaient pas faits pour vivre ensemble.

    Salomé se réveilla à l’aube. Elle se doucha, s’habilla un peu plus soigneusement que d’ordinaire et se maquilla légèrement. Elle remit de l’ordre dans sa valise boucla son sac de cours et fut fin prête pour partir sur de nouvelles bases. Elle consulta ses mails en savourant son petit déjeuner. Elle se permit de sourire et elle en avait tout à fait le droit car June avait tenu sa promesse alors qu’ils se connaissaient à peine. En effet il l’avait promue modératrice de la section Nouvelles technologies et cela lui plaisait de rester en phase avec un univers familier au moment de sauter à pieds joints dans l’inconnu. L’internat n’était pas censé être un lieu angoissant mais chamboulait tous ses repères.

    Leia prépara le café pour deux. Xavier parut dans la cuisine en réajustant son nœud de cravate. Aucun des deux ne parla mais les mots étaient inutiles car chacun savait ce que pensait l’autre sans avoir à s’en enquérir verbalement.
    La radio annonça la venue des premiers soleils. 

    Bien que la plupart des élèves eussent été auparavant indifférents à la présence ou l’absence de Salomé, la chaise vide au fond de la salle de classe de maths à 8h leur laissa une drôle d’impression comme une sorte de nostalgie. Salomé avait ce côté atypique irremplaçable qui en faisait rire certains, laissaient d’autres indifférents ou éprouver de la compassion pour Alice qui connaissait Salomé mieux que personne dans le lycée. Quand à Madame Pointcarré elle n’avait plus le grappin sur sa proie favorite pour corriger les exercices au tableau.Globalement l’incompréhension surmonta tous les autres sentiments à l’égard de Salomé. Elle qui était petite travailleuse mais assidue n’avait pas l’habitude de s’illustrer par ses absences ou même ses retards.
    Mais l’ambiance n’était pas aux regrets car les conversations allaient bon train. La rumeur courait comme une traînée de poudre que la terminale ES1 s’apprêtait à accueillir un nouvel élève. Les spéculations les plus farfelues étaient de mise quant à savoir pourquoi il changeait de lycée au mois de mars, était ce un garçon ou une fille, quel genre de soirée d’accueil organiser pour lui souhaiter la bienvenue.. La cloche sonna. Tous les regards se tournèrent vers la porte. La directrice entra un dossier à la main qu’elle déposa sur le bureau de Madame Pointcarré en lui signifiant qu’il s’agissait du livret scolaire du nouvel arrivant.
    - Comme vous devez déjà le savoir compte tenu du niveau sonore de vos bavardages, je vous prie d’accueillir comme il se doit un nouvel élève dans votre classe.
    Un jeune homme au physique assuré entra à sa suite, vêtu d’un jean et d’un sweat noir. Il rabattit sa capuche en arrière et recoiffa ses cheveux noirs de jais en dévisageant d’un air désabusé l’assemblée qui lui faisait face :
    - Je m’appelle Hakim Fedaya.

    - Je m’appelle Salomé Kluster.
    Salomé rougit légèrement en faisant les présentations. Il était autrement plus intimidant d’être la nouvelle élève face à trente étudiants qui se connaissaient et travaillaient ensemble depuis sept mois déjà que de simplement passer au tableau. C’est presque comme si elle ne se sentait pas à sa place. Ses parents lui avaient promis que l’internat était une expérience épanouissante pour quiconque mais elle percevait davantage ce nouveau départ comme une sanction. Monsieur Lambert qui était à la fois son professeur de maths et son prof principal la fit asseoir au premier rang à côté d’Arthur la tète pensante de la classe au lieu de l’envoyer au fond alors que Salomé aurait de loin préféré ne pas être le centre de l’attention générale et aller s’isoler à une table solitaire où personne ne viendrait la déranger comme à l’ordinaire.

    - Bienvenue Hakim, va vite t’asseoir le cours va commencer, Madame Pointcarré déclara.
    Hakim parcourut la salle de cours du regard. Toutes les tables étaient occupées même au premier rang.
    - Il y a une table à l’écart au fond, si tu l’as rapproches suffisamment tu pourras aisément suivre le cours sans te sentir seul pour autant, lui souffla Honey à son passage.
    - Honey ! Siffla Alice presque sur un ton de reproche en la poussant du coude.
    Madame Pointcarré pencha la tête d’un air perplexe en dévisageant Alice :
    - Quel est le problème mademoiselle ?
    - Je suis la déléguée de classe madame et je ne tolère pas de moqueries à l’égard de camarades présents ou absents par d’autres camarades.
    Un ange passa. Interloqués tous les regards étudièrent Alice de la tête aux pieds attendant avec une crainte palpable la réaction de Honey qui ne manquerait pas d’être terrible. Honey afficha un petit sourire en coin satisfait :
    - Que dis tu là Alice ! Que suis je censée y comprendre ?
    - Va savoir. Mais j’ai des yeux et des oreilles partout même là où tu t’y attends le moins, gare à toi si tu prononces un mot de travers.
    Madame Pointcarré frappa dans ses mains comme si cela avait pu faire cesser comme par magie cette petite altercation :
    - Et si nous commencions le cours ?

    - Pour calculer le coefficient directeur de la fonction g(x) vous appliquerez la formule y= y(B)-y(A)/x(B)-x(A). J’enverrais quelqu’un au tableau pour calculer b.
    Le rythme fut moins soutenu et le niveau moins difficile que Salomé s’y attendait. Il faut dire qu’au retour des vacances d’hiver Monsieur Lambert aimait proposer à ses élèves quelques séances de révision pour s’assurer que les acquis demeuraient solides avec constance.La première heure passa plus vite que prévu et fut un succès pour Salomé qui put suivre plus facilement le fil des explications en posant des questions de temps à autre ce qui ne lui aurait pas effleuré l’idée si le professeur avait été la Pointcarré.

    Lorsque la prochaine cloche annonça l’heure de la pause, les élèves se dispersèrent pour profiter de la douceur des premiers jours du printemps. Honey fit le premier pas et vint donc à la rencontre de Hakim :
    - Tu viens ? Ne fais pas attention aux sautes d’humeur d’Alice elle est gentille au fond.
    Hakim pensa qu’elle devait avoir raison, après tout Honey et Alice semblaient en bons termes, comme dit le fameux adage qui aime ben châtie bien. Il s’engagea à sa suite sur la passerelle menant au fumoir où Honey et sa bande d’amis avaient l’habitude de se donner rendez vous pour griller une cigarette entre deux cours. Honey était rayonnante. Ses yeux pétillaient d’ingéniosité. Son sourire était solaire. Ses cheveux dorés comme les blés ondulaient nonchalamment le long de ses épaules. Elle en imposait rien que par sa présence qui n’en laissait aucun indifférent grâce à son charisme inné qui tenait pour l’essentiel à son regard magnétique mais un regard qui voulait tout dire sans détours. Même s’il l’avait voulu il n’aurait pas pu détourner les yeux de ses formes généreuses et de son déhanché dansant. Il était totalement hypnotisé par le charme sensuel de cette fille que pourtant il connaissait à peine mais avait l’impression d’avoir toujours attendu.
    Une main s’abattit sur son épaule pour le ramener à la réalité :
    - La prof aimerait te parler, déclara d’un ton abrupt la voix d’Alice dans son dos.
    Le charme était rompu. Il se retourna. Alice le dévisageait les poings sur les hanches et fit signe à Honey qu’ils les rejoindraient un peu plus tard. Hakim voulut protester mais Alice ne lui en laissa pas le temps et l’entraîna à l’écart par le bras.
    - Qu’est – qu’est ce que tu me veux ?
    Alice s’assura que Honey était à une distance suffisante pour ne pas les entendre et se tourna à nouveau vers Hakim :
    - Je tiens simplement à te mettre en garde. Honey est la fille la plus populaire du lycée et malheur à celui qui lui refuserait quelque chose car elle est suffisamment influente pour briser la réputation de quelqu’un d’un seul mot ou d’un seul geste. Garde les pieds sur terre et la tête lucide c’est le meilleur conseil que je puisse te donner ou tu succomberas en un rien de temps au chant des sirènes avant même de t’en apercevoir. Tu es soit son ami soit son ennemi et il n’y a pas de demi mesure. Tu comprends ce que cela signifie, n’est ce pas ?
    - Oui… enfin non je ne la connais pas assez pour juger.
    - Elle a le pouvoir de tourner n’importe quel paradis en enfer terrible. Rares sont ceux qui la côtoient qui connaissent un tel sort car ils sont prudents et savent à quoi s’en tenir à son propos mais de ceux et celles qu’elle a détruits beaucoup ont connu les abysses insondables de la solitude la plus amère. A toi de choisir ton camp, sachant que tu devras faire le choix qui semble le plus raisonnable à ta conscience tôt ou tard. Sache que toute offensive ayant recours à un concours de popularité ne fonctionne pas avec elle car d’une manière ou d’une autre elle gagne la partie à chaque fois quoi qu'il arrive. Une seule a essayé de lever l’étendard de la révolution pour protester contre l’attitude d’Honey mais elle s’en est mordu les doigts par la suite tant elle a souffert : la vengeance d’Honey a été terrible.
    Entendre ces mots laissa un goût désagréable dans la gorge d’Hakim qui se sentit soudain pris au piège. 

    A la pause Salomé sortit dans le couloir se dégourdir les jambes. Elle regarda la cour de l’internat par la fenêtre. C’était une cour large, ensoleillée où il faisait bon se détendre à l’arrivée des beaux jours. Mais seuls ceux qui avaient des amis, des vrais amis avec lesquels papoter et rigoler en toute insouciance pouvaient prétendre à ce luxe. Du moins pour l’instant elle ne bénéficiait pas d’un tel privilège. Elle pensa à June. Mais s’en faire un ami ou un collègue était chose différente : elle pouvait très bien exercer ses fonctions de modératrice sans jamais le rencontrer de nouveau ou seulement par écran interposé. D’autant plus qu’il pouvait disposer d’elle à tout moment selon son humeur ou ses caprices ou encore au moindre faux pas. Sa vie lui sembla bien morne et bien triste : que faire sans un cercle d’amis sur qui compter dans les bons comme dans les mauvais moments ?

    June prit son service à dix heures. Il pensa à Salomé en vérifiant les billets des uns, en remplissant les amendes des autres. Décidément cette fille était étrange mais avait un caractère intéressant. Il ne pouvait perçer à jour ses intentions mais il se doutait que quelque chose n’allait pas. Sa notoriété sur Internet et sa timidité dans la vie réelle n’étaient pas compatibles. Il fallait au plus vite que cette situation de paradoxe cesse, mais comment ?


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